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l’extrême opposé, au despotisme de Babeuf. Après la déception de 1848, il se livre à l’apostolat le plus révolutionnaire, « La Révolution de 1789, écrivait-il, avait été faite par les différentes couches de la bourgeoisie, appuyée sur le peuple paysan et ouvrier ; la Révolution de 1848 a séparé en deux camps irréconciliables la bourgeoisie et le peuple, les radicaux et les socialistes. » Herzen exprime son horreur du radicalisme républicain et bourgeois, qui s’incarne par exemple, en un Ledru-Rollin. C’est toute la civilisation bourgeoise qu’il faut ruiner de fond en comble, car cette civilisation n’est que mensonge, corruption, décrépitude. Les prolétaires sont appelés à jouer le rôle des barbares dans l’empire romain, à fonder une société nouvelle sur les ruines de l’absolutisme, du christianisme et du capitalisme. Herzen fait appel aux hommes de Terreur, aux Robespierre et aux Saint-Just, pour qu’ils se mettent à la tête du prolétariat et qu’ils relèvent la guillotine. En 1857, il fondait avec son cousin Ogaref le journal La Cloche. Il ne s’en tenait pas aux déclamations vagues de ses précédentes brochures, il dénonçait tous les abus. Interdite en Russie, la Cloche y était lue par les gens cultivés et même, par le Tsar. Herzen s’attaquait surtout au servage, proposait à la vieille Europe l’exemple de la Commune russe, et, du fond de sa confortable retraite de Londres, exaltait à la façon de Rousseau et depuis de Tolstoï, la vie rurale dont Tourguenef, dans ses Récits d’un chasseur (1847 à 1851), nous a laissé des tableaux pleins de mélancolie, de naturel et de vérité.

Cependant, dès 1857, Alexandre II avait proclamé la nécessité des réformes : « II valait mieux, disait-il à Moscou, qu’elles fussent accomplies par en haut que par en bas, » par le pouvoir régulier que par la Révolution. L’édit d’émancipation des paysans fut publié le 19 février 1861. L’abolition du servage était d’ailleurs devenue une nécessité économique. Le servage ne pouvait s’accommoder à une culture du sol plus rationnelle, à l’exportation croissante ; le travail serf rendait moins que le travail libre. La propriété commune et les partages périodiques continuaient toutefois à subsister ; l’Obchtchina demeurait à peu près intacte ; il était cependant permis aux cultivateurs ruraux, sous certaines conditions, de quitter la communauté, en rachetant leur lot de terre.

La réforme impériale fut loin de satisfaire les paysans. Ils n’obtenaient pas toute la terre qu’ils avaient cultivée et qu’ils