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trop longues à expliquer, elle a survécu en Russie. Homogène et inerte dans sa communauté de village, la classe paysanne jouissait d’une certaine stabilité économique et elle se gouvernait elle-même en une certaine mesure : les relations des : membres entre eux reposaient sur des principes d’égalité et de liberté. Mais soumis au tsar et aux propriétaires nobles, le paysan restait attaché à la glèbe. Il payait les impôts, fournissait les soldats. Ses pensées ne dépassaient pas l’horizon du village ancestral. Il était incapable de concevoir la liberté politique[1].

C’est dans un pays ainsi constitué, où la grande majorité vit encore dans le cercle d’idées du moyen âge, où le pouvoir représente l’esprit de la monarchie centralisée de Louis XIV, que les opinions les plus avancées de l’Europe occidentale, les théories qui dépassent le XXe siècle, se sont frayé une voie sanglante.


II. — LES DÊCABRISTES

L’esprit de révolte n’était pas inconnu en Russie au temps passé. Plongés dans l’ignorance, exposés à des famines périodiques, payant un lourd tribut en hommes et en argent, les paysans traduisaient parfois leur mécontentement en des tumultes populaires. Mais, à leurs yeux, l’autocratie était amie du peuple : ils tournaient leur fureur contre les nobles, considérés comme les ennemis communs du moujik et du Tsar. Les paysans ne se croyaient liés par le servage que d’une façon temporaire. Le Tsar n’avait pas d’argent, pensaient-ils, pour payer des appointemens fixes à ceux qui le servaient, aussi leur donnait-il des terres avec les paysans. Mais le temps viendrait où le gouvernement trouverait un autre moyen de récompenser ses guerriers : les paysans recouvreraient leur ancienne liberté et leur ancienne terre. Lorsque Catherine II délivra la noblesse rurale du service obligatoire, les paysans furent persuadés qu’ils allaient être également affranchis de leur dépendance. Un ordre impérial, — ils en étaient convaincus, — avait été édicté dans ce sens, mais les nobles le tenaient caché. Pougatchef réussit à les soulever (1773) en prenant le nom de Pierre III, le

  1. Th. Kirkup, A history of Socialism, Londres, 1892, Black.