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point extraordinaire, écrit Voltaire, de voir un tsar appliquer de sa main royale cent coups de nerf de bœuf sur les épaules nues d’un premier officier de la couronne ou d’une dame de palais, ou essayer son sabre en faisant voler la tête d’un criminel. » La croix russe est surmontée d’un glaive, le sceptre russe se prolonge en nagaïka. Les tsars de Moscou ont eu à lutter contre les boïards, mais avec un clergé soumis. Sans le tsarisme, la Russie aurait éprouvé le sort de la Pologne, divisée, affaiblie, ruinée par l’incurable égoïsme de sa noblesse. Les tsars ont satisfait les besoins d’un peuple de pasteurs, de laboureurs, de guerriers. Ils l’ont uni et l’ont conduit à la conquête dans le long et victorieux combat contre les Tartares, les Turcs, les Lithuaniens, les Suédois, les Polonais. Ils ont étendu, à chaque génération, les limites de la Russie. Ils ont incorporé à l’association nationale des peuplades ennemies toujours prêtes à se ruer les unes contre les autres, en raison des oppositions de races, de mœurs, de traditions, de climat, de langue, de religion. Ils ont éveillé en elles le sentiment patriotique. Avec un mode si primitif de culture, des territoires si étendus, des populations si disparates, aucune autre forme de gouvernement n’était possible. Pierre le Grand fit franchir des siècles à la Russie en y introduisant l’administration centralisée, l’industrie, l’armée régulière, en un mot les élémens de la civilisation occidentale. Forte, absolue, bienfaisante, l’autocratie n’avait d’autres limites que cette administration même et l’arbitraire et les abus, que l’immensité de l’empire permettaient d’opposer à la volonté du maître.

Si tel est le pouvoir central, considérons le peuple. L’industrie et la vie urbaine, encore peu développées, ne tenaient pas, pendant la première moitié du XIXe siècle, une place importante dans la vie nationale. La classe moyenne ne comptait guère. La masse du peuple paysan, qui vit de la culture du sol, est organisée en Grande Russie dans l’Obchtchina[1], sous forme de communisme patriarcal et conservateur. Cette constitution primitive de la propriété et de la famille s’était établie partout où les hommes commençaient à se livrer aux occupations sédentaires de l’agriculture ; pour des causes

  1. Nous employons le terme Obchtchina de préférence au mot Mir, pour designer la commune rurale : Mir n’indique nullement, en soi, la propriété communautaire.