Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/681

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeune sœur le soin de me veiller. Cependant la fièvre augmentait et, dans mon délire, j’arrachai le bandage de ma blessure et le jetai loin de moi. Effrayée de mon état, la sœur courut chercher la mère en lui disant : « Venez vite, le lieutenant va mourir. » La mère accourut en toute hâte, rebanda ma blessure qui s’était rouverte et d’où le sang s’échappait abondamment.

Il y avait dans le même bâtiment quarante-sept blessés de la même bataille. Lorsqu’il me fut permis de sortir de ma cellule, j’allai voir mes compagnons d’armes. J’aidais les religieuses à faire les pansemens quand mes forces me le permettaient et je leur faisais la lecture à haute voix. Au bout de quatre semaines, sur les quarante-cinq blessés, trente-deux étaient en voie de guérison. Des dames russes du meilleur monde avaient apporté de la charpie, et comme, pendant un moment, la nôtre faisait défaut, on se servit de la leur. Heureusement mon pansement avait été fait avant l’arrivée de ces misérables, car tous les malades pour lesquels on avait employé la fatale charpie, c’est-à-dire dix-huit hommes, moururent dans la nuit. La charpie était empoisonnée.

Au bout de six semaines, je me suis sentie assez de forces pour supporter le mouvement du cheval. J’acceptai une mission pour mon ancien général qui, sur l’ordre du comité central, venait de reprendre le commandement au général Iskra, condamné à mort pour haute trahison.

Je tombai entre les mains d’une patrouille russe, qui s’empressa de me lier les mains et me dirigea vers la petite ville de Kielce. Et comme je n’étais pas encore bien forte et ne marchais qu’avec peine, ils activaient ma marche par des coups de crosse de fusil. A Kielce, on me mena chez le général Czengiery. Tous les soldats de l’insurrection qui étaient tombés entre les mains de ce misérable avaient été pendus. De la fenêtre près de laquelle je me trouvais, je pouvais voir la potence où, à ce moment, le vent agitait deux cadavres informes sur lesquels s’acharnaient des oiseaux de proie. Cette vue me glaça le cœur de dégoût et d’horreur et, sûre cette fois que ma dernière heure était proche, je recommandai mon âme à Dieu dans une fervente prière. Lorsque le général entra pour procéder à mon interrogatoire, il fronça les sourcils.

— Tu viens de l’armée des rebelles ? me demanda-t-il en mauvais polonais.