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— Maintenant, dit-il, sauve-toi, car mes camarades vont venir et ils ne te manqueront pas, eux.

Pendant toute l’insurrection c’est le seul trait d’humanité que je puis citer de la part d’un cosaque.

Le lendemain, la princesse Élodie C… vint à la tête d’une députation de dames polonaises me remercier, au camp, de mon dévouement à la Pologne.


Un jour, j’étais tristement assise sous un sapin ; mes soldats, muets et sombres, se chauffaient autour d’un grand feu. Depuis deux jours ils n’avaient pas mangé. Moi, je pensais aux absens et je me sentais bien seule. Au bout d’un moment, relevant la tête, je vis à mes côtés deux bonnes et intelligentes têtes qui me regardaient tristement comme pour me dire : « Ne sommes-nous donc rien pour toi, nous qui ne profitons de la liberté que tu nous laisses que pour partager tes souffrances et tes périls ? » C’étaient mes deux amis. Almansour, mon cheval arabe, et César, mon fidèle terre-neuve. Je me levai et les caressai tous deux : « O mes seuls amis sur terre, leur dis-je, pauvres bêtes ! Vous m’accompagnerez jusqu’à la mort, vous, et si vous me survivez, vous me regretterez autant que vous le permettra votre instinct. Bons amis, merci ! » Et je les embrassai, les yeux pleins de larmes. Almansour posa sa tête sur mon épaule et César me lécha la main en réponse à ma caresse.

Peu d’instans après, un courrier nous arriva pour demander du renfort. Le général Jézioranski se battait à Tiaskova-Skala. Je sifflai César, qui portait fort bien nos dépêches, et, au besoin, se battait pour les défendre, et, lui glissant dans le collier un billet qui venait de m’être remis à cet effet, je lui montrai la direction à suivre : « Va vite, César, » et reviens tôt, lui dis-je, et le fidèle animal partit comme un trait. Le détachement monta à cheval et nous nous élançâmes vers Tiaskova-Skala.

L’action ne fut pas longue. Nous parvînmes à dégager Jézioranski, qui était cerné de tous côtés. Au moment où la déroute se mettait parmi les Russes, Almansour fit un bond terrible, hennit de douleur et tomba. J’eus à peine le temps de me dégager des étriers. Il avait reçu une balle en plein poitrail. Le pauvre animal se tordit un instant, puis il tourna vers moi ses yeux tristes et doux comme pour me demander secours, et ses jambes se raidirent dans une suprême convulsion. Je me penchai sur sa tête, je passai ma main