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usage de ses armes, et qu’elle en userait effectivement. Cinq minutes leur ont été données pour se disperser. Ils ne l’ont pas fait ; les dragons ont mis sabre au clair et ont chargé. Les grévistes n’ont pas tardé à s’enfuir à travers champs. Il y a eu parmi eux quelques blessés ; aucun ne l’a été gravement. Les officiers et les soldats avaient, comme toujours, souffert davantage. On cite en particulier le capitaine Ricourt, cousin du lieutenant Lautour, qui a reçu comme lui des pierres sur la tête, et qui a failli succomber. La fatalité semblait s’acharner sur la même famille. Mais enfin l’armée avait pu se défendre : elle était placée sur le pied d’égalité avec l’émeute. Nous disons bien, l’émeute. Il ne s’agissait plus ici de revendications ouvrières. Quand la colonne des insurgés a été dispersée, on a pu recevoir les confidences de quelques-uns de ceux qui en faisaient ou en avaient fait partie. Beaucoup ont déclaré qu’ils n’étaient ni ouvriers, ni grévistes, mais qu’ils avaient été réveillés chez eux de bon matin et enrôlés de force par des énergumènes qui les avaient menacés de mort s’ils ne marchaient pas avec eux. On serait heureux de savoir ce que pense M. Clémenceau de cette nouvelle manière de faire violence à la liberté des citoyens. Nous sommes bien loin de l’espèce d’idylle qu’il avait imaginée au début de ces événemens, une grève bien sage où ceux qui ne voudraient pas travailler ne travailleraient pas, où ceux qui voudraient travailler travailleraient, où chacun respecterait la liberté de son voisin. L’espèce humaine, sur laquelle M. Clémenceau ne paraissait pourtant pas autrefois avoir tant d’illusions, n’est pas aussi bonne qu’il l’a cru tout d’un coup. La force brutale tient une grande place dans le jeu des intérêts et des passions, surtout lorsqu’elle ne voit pas en face d’elle la force organisée et disciplinée qui pourrait y faire contre-poids. Il faut toujours finir par faire appel à cette dernière. Ne ferait-on pas mieux de commencer par là, non pas pour frapper, mais pour imposer ? La grève serait sans doute terminée depuis plusieurs semaines, et les ouvriers jouiraient déjà des larges concessions qui leur ont été faites, si le gouvernement avait donné dès le premier jour l’impression qu’il ferait respecter l’ordre et la liberté. M. Clémenceau n’en a pas donné l’impression. Il a bien dit qu’il le ferait, mais les grévistes se sont parfaitement aperçus qu’il n’en prenait pas les moyens, et les révolutionnaires ont exploité cette défaillance. On en a vu les suites.

Les grèves du Nord et du Pas-de-Calais sont celles qui attirent le plus l’attention, mais il y en a d’autres qui ne la méritent pas moins et qui peut-être, demain, l’accapareront à leur tour. Nous sommes peu rassurés, par exemple, sur ce qui se passe et sur ce qui se prépare à