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Malheureusement, les syndicats sont de plus en plus envahis par ce dernier et détestable esprit. On vient d’en avoir un exemple à Fressenneville. Un ouvrier a été congédié. Pourquoi ? Nous n’en savons rien. Les journaux ont dit d’abord que c’est parce qu’il faisait partie du syndicat, et même parce qu’il en avait été le principal organisateur ; mais les patrons ont protesté contre cette allégation, la déclarant inexacte et mensongère, et affirmant sur l’honneur que l’ouvrier congédié l’avait été pour des motifs purement professionnels. Au surplus, quand même l’ouvrier congédié l’aurait été comme organisateur du syndicat, si c’était pour les ouvriers un motif de se mettre en grève, ce n’en était pas un de se porter aux pires excès. Nous ne referons pas un récit qui est dans tous les journaux. On sait que deux immeubles ont été saccagés, et que l’un d’eux, celui qu’on appelait le château, a été incendié : il n’en reste rien que les quatre murs.

De la part des ouvriers, de ces ouvriers qui n’avaient donné jusqu’alors aucun signe d’impatience, ni de colère, ni même de mauvaise humeur, c’est un véritable acte de folie furieuse. Il prouve qu’il y a des passions secrètes, ignorées de ceux mêmes qui en ont au fond du cœur le germe inconscient, qui tout d’un coup s’éveillent, s’agitent, se propagent, se communiquent des uns aux autres, s’élèvent à la surface et débordent comme une lame immense que rien ne peut contenir. Mais bien coupables, ou bien criminels sont ceux qui les ont excitées comme à Fressenneville, sous un prétexte parfois bien léger ! Ce sont là de redoutables réveils de la bête humaine, toujours si dangereuse à l’homme lui-même : homo homini lupus. Que ne la laissait-on endormie ? Après avoir fait leur coup imprévu, imprévu d’eux-mêmes peut-être, les ouvriers de Fressenneville sont rentrés dans leur calme naturel, non sans appréhension sur l’avenir. Là aussi, et cette fois avec raison, on a ouvert une instruction judiciaire : il ne serait pas impossible, étant donné l’esprit qui souffle, que celle de Courrières trouvât des coupables et que celle de Fressenneville n’en découvrît pas. Que dit-on pour expliquer l’accès de colère des ouvriers de la Somme ? Que le patron, M. Riquier, avait eu l’imprudence de construire son château trop près des ouvriers. Ceux-ci le voyaient, et cette vue devait les offenser comme une provocation. L’envie, ce sentiment, hélas ! trop démocratique, avec le cortège de haines qu’il engendre, devait inévitablement fermenter en eux. Il faudra donc désormais que le riche, même lorsque sa fortune aura été faite le plus honnêtement du monde, la cache comme M. Clemenceau cache l’armée. Il y a des choses qu’on ne saurait plus voir aujourd’hui sans