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Les débats du procès ont duré treize heures ; puis le jury, après une brève délibération, a déclaré l’accusé coupable, et aussitôt sentence de mort a été passée contre lui. Le prisonnier a reçu avec un sang-froid parfait ce terrible coup (car il était condamné à être pendu, roué, et écartelé)… Au reste, son attitude pendant tout le procès a fait voir un mélange singulier de courage, de résolution, et de présence d’esprit. Il s’est montré, tout ensemble, poli, condescendant, et indifférent à son sort ; et nous avons la certitude qu’il n’aurait pas pu garder une attitude si ferme et si recueillie, dans un tel moment, si, au fond de son cœur, et tout en se sachant coupable des faits dont on l’accusait, il n’avait pas éprouvé la conscience de son innocence, et la satisfaction d’avoir dévoué sa vie au service de sa patrie.


Voilà l’homme que Thackeray nous décrit comme un voleur et un assassin, comme un composé prodigieux de tous les vices, profitant de l’absence de son ami et bienfaiteur pour lui voler sa femme, dans les conditions les plus ignobles qu’on puisse concevoir, et puis assassinant le mari, et, durant les loisirs que lui laisse son industrie d’espion, se livrant à une foule d’autres industries criminelles, depuis l’attaque à main armée jusqu’à la contrebande ! Le romancier lui garde son nom, lui attribue le rôle historique que nous voyons qu’il a joué : mais, estimant qu’un tel rôle ne suffit pas à traduire la notion qu’il s’est toujours faite du caractère français, il transforme le La Motte de l’histoire en un personnage d’une immoralité si profonde que les plus dépravés de ses héros précédens, Barry Lindon, Rawdon Crawley, Rebecca Sharp, le docteur Firmin, nous paraissent d’honnêtes gens, en comparaison. Des frères Weston, qui étaient probablement des coquins, il fait des catholiques ; et du Français La Motte il fait un coquin, alors que l’unique document qu’il connaisse à son sujet, le compte rendu de l’Annual Register, le lui représente expressément comme un homme d’une conduite irréprochable, dans sa vie privée, et un patriote, « heureux d’avoir dévoué sa vie au service de son pays. » Tout cela n’est-il pas curieux ? et ne faut-il pas que le grand romancier anglais ait haï le catholicisme et la France d’une haine bien solide pour qu’une telle manière de dénaturer les faits n’ait point choqué le très haut sentiment qu’il avait des obligations et des convenances de l’honneur littéraire ?


T. DE WYZEWA.