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haine pour la France et pour la religion catholique. Le fait n’a, je crois, jamais été signalé : il est cependant bien curieux et mériterait d’attirer l’attention des biographes et critiques du grand romancier anglais.

En 1863, Thackeray avait commencé d’écrire un roman, Denis Duval, que la mort l’a empêché d’achever, mais qui, sous sa forme d’ébauche, n’en demeure pas moins un de ses chefs-d’œuvre. Il y racontait l’histoire d’un jeune garçon d’origine française, mais zélé huguenot et ardent patriote anglais, qui, par suite de circonstances que je n’ai pas à indiquer ici, se trouvait mis en contact avec un gentilhomme français et catholique, le chevalier de la Motte : et c’était de ce personnage que Thackeray se proposait de faire, bien plus que du jeune Duval, le héros véritable de son nouveau roman. M. de la Motte avait tout d’abord séduit la femme de son meilleur ami ; il avait ensuite tué, en duel, cet ami lui-même ; et, réfugié dans un village anglais, il y vivait de toute sorte de crimes, contrebande, vols de grand chemin, sans parler de l’espionnage, où il se livrait en compagnie d’un baron allemand et de deux squires anglais, les frères Weston, — Anglais, mais catholiques, et chefs de la communauté papiste de l’endroit. Il pratiquait l’espionnage pour le compte de la France ; mais l’auteur avait soin de nous faire entendre qu’il l’aurait pratiqué tout aussi volontiers pour le compte de n’importe quel autre pays, pourvu qu’il fût payé. C’était, ce chevalier de la Motte, un parfait coquin ; et c’était aussi le type parfait du gentilhomme français, aimable, généreux, toujours prêta serrer la main de l’homme qu’il allait ensuite poignarder ou voler. Le portrait que nous en a laissé Thackeray est d’un relief et d’une couleur admirables : impossible de ne pas songera Balzac, en présence de cette figure à la fois monstrueuse et attachante, composée et nuancée avec un art infini.

Des complices de ce personnage, les seuls dont l’auteur ait eu le temps de s’occuper sont les deux frères Weston ; et ce qu’il nous en a fait voir est loin d’égaler, en vivante beauté littéraire, son portrait de la Motte. Les Weston sont simplement de vulgaires bandits : ils attaquent les chaises de poste, sur les routes, cachent chez eux le butin des contrebandiers, et assistent le gentilhomme français dans ses pratiques d’espionnage. Ou plutôt ils seraient simplement de vulgaires bandits si Thackeray n’avait eu l’idée d’en faire, en même temps, les chefs de la communauté catholique du district, et s’il ne nous les montrait, en toute occasion, assidus à leurs devoirs pieux, recueillant sous leur toit des prêtres et des jésuites, travaillant par