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enfoncemens d’ombre indicible, il cache sa femme, son bien, ses joies, s’il en a. Par une porte entrouverte, ces lourdes portes rébarbatives, cloutées de grosses têtes de fer, vous voyez quelquefois sur les marches des escaliers bleus des marmots qui jouent, toujours seuls, les plus grands portant sur leur dos les plus petits, larves tristes et comiques. Déjà pliés aux rites religieux, ils ont sur la tête rasée la mèche noire que saisira l’ange Gabriel pour les emporter en Paradis. Avec les amulettes qui sonnent à leurs cous, leurs talismans de cuivre couverts de grimoire, ils ont l’air de petits enfans-diables, préparés pour des sorcelleries. La petite tresse noire entortillée de laine se dresse comme un plumet menaçant, les petits pieds nus ont la sécheresse agile de ceux des chevreaux. Je leur dis bonjour ; je ris de les voir ; je fais avec mon doigt un geste de caresse sur les fronts poilus. Quelques-uns rient et répondent ; d’autres se sauvent, invoquant avec des voix stridentes le grand Moulay Idriss. Ils escaladent les hautes marches bleues, ils courent se cacher dans les jupes des jeunes mamans, invisibles dans ce qui nous semble leurs prisons d’ombre, les mystères noirs. A présent, on ne sait plus si on a même la plus petite bande de ciel sur la tête. Ce sont des lueurs de crypte où passent des bouffées d’encens qui se mêlent aux odeurs de cave. Il faut descendre de mule, le chenal est trop étroit et nous approchons des sanctuaires. Nous voici revenus aux couloirs ombreux des souks. Les travées régulières se croisent comme des nefs religieuses. Les marchands, repliés dans leurs échoppes, le Coran à la main, semblent des moines dans leurs stalles ; et, quand ils circulent dans l’ombre incertaine, on croit voir s’accomplir des cérémonies d’église. C’est l’heure de leurs ablutions. La grande mosquée de Moulay Idriss est toute proche, invisible. On entend des chants. Instinctivement on tourne la tête. « Ne regarde pas, c’est défendu, dit Hadj-Ali. » Un barrage est dressé au bas de la travée qui débouche sur le sanctuaire ; il avertit le roumi de passer vite, de ne pas souiller même de son regard le lieu trois fois sacré où Moulay Idriss repose. « Passe et ne regarde pas, » répète, dans sa sollicitude, le bon Hadj-Ali. Je n’ai pas regardé, mais j’ai vu, j’ai senti, et je recule. C’était une grande clarté au fond de l’ombre, et dans cette clarté une foule mouvante qu’on rangeait et qui débouche soudain, impétueuse, jetant à bas le barrage. Encore la grande clameur de prières, la procession qui s’écoule,