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tendres comme celles de nos printemps de France et que l’été consumera si vite tandis que les eaux continueront autour de la ville leur ronde sans fin. Elles sourdent de l’intérieur des terres, de ce sol de feu, inépuisables. Sur leur chemin la vie fuse à miracle, jeunes trembles, hêtres, bouleaux ; et quand toute la campagne languit et meurt, elles bondissent encore. Par mille rigoles de faïence elles courent, étincelantes, agiles, aux jardins du Sultan, allumer les flamboyantes fleurs de grenade. Par les canaux, faisant irruption dans la ville, elles apportent la vie aux moulins, la fraîcheur aux allées d’orangers, l’élan aux fontaines. A l’intérieur des cours, dans la pesanteur des jours torrides, elles jouent dans les bassins. Leur ruissellement frais sonne sur les dalles de marbre comme un tintement léger, régulier qui emplit le vide des heures. Pour un seigneur du Maghzen quelle plus belle richesse que la grande fleur d’eau qui monte dans le patio découvert, plus haut que les murailles, s’épanouit comme une palme heureuse, resplendissante, prodiguant à fracas ce que l’homme alangui n’a plus la force de fournir : le mouvement et la voix !

Sans elles, le paysage serait mort. Dès qu’on s’éloigne de leur étroit et verdissant royaume, on chemine entre la vallée sèche et les tristes créneaux faits de pisé, — ce pisé tout arrondi aux angles qui s’effrite, s’écorne, s’ouvre partout comme un voile déchiré. Ils font une réponse de mort à cet appel jeune et jaillissant des eaux. Chaque jour ils voient rouler à terre un de leurs débris. Ils sont jaunis et troués comme de vieilles et fragiles broderies d’église. Mais que leur vétusté est vénérable ! Si longtemps ils ont abrité le mystère de la ville sacrée ! A Venise, sur les fonds des mosaïques séculaires, on voit les mêmes ors ternis, usés, qui s’éteignent ici sur ces murailles branlantes passées mille fois au feu des ans, des étés fougueux. Les soirs sans nombre leur ont laissé un reflet de leurs rayonnemens. Ils n’ont jamais vu de guerre, de sièges. Ils cèdent au temps vainqueur. Des pans effondrés roulent dans les iris et les mousses, y demeureront à jamais ; et dans les bords de la pierre déchirée, on voit, comme dans un cadre ancien, la masse rocheuse de la ville close, ses blancheurs usées, dévorées, pareilles à celles de nos ossemens. C’est qu’à part le miracle des eaux bondissantes et chantantes, tout ici sent le feu, la mort, la domination de cette lumière torride qui a fait la ville pâle comme un sépulcre