Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/897

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

turbans islamiques. Les vies, les pensées lui demeurent inconnues, elle ignorera peut-être toujours quelle tendresse ou quelle indifférence conduisent chaque jour tant de vivans dans le champ des morts. Mais ici, ce n’est pas à la vision des êtres qu’elle essaie de relier le fil de sa propre vie, de ses propres visions passées. C’est à la terre, aux arbres, aux fleurs, aux eaux jaillissantes, qu’elle enchevêtre ses souvenirs et ses rêves. Lequel de nous ne se souvient, en frissonnant, de ses bonheurs et de ses souffrances, devant la nature et les tombeaux ?


SUR LE CHEMIN DE LA MOSQUEE

En suivant le cours du torrent, je vais vers Bâb Ftou, la porte carrée, sévère comme une entrée d’hypogée. La lumière est pesante, la campagne est vide. Assez de couleur, de bruit, de piaffemens de chevaux. Celui qui est lassé de Fès n’a d’ailleurs qu’à franchir la clôture. Elle n’est pas sévère. Les minces remparts sont plus religieux que guerriers. Leurs neuf arches s’ouvrent sur la libre campagne, et tout de suite vous trouvez l’absolu silence et cette sensation de l’espace que la ville close ne donne jamais. Ce sera un repos que de longer par le dehors les vieux murs ocrés, d’entendre rouler les eaux gonflées que déversent les sources et qui bouillonnent sous les saules. Les coquelicots ardens, les anémones leur font des rives empourprées ; ce matin, leur voix jeune et sonore appelle l’éclosion des fleurs d’oranger qu’on voit ouvrir leurs corolles de cire et qui suivent docilement autour de la cité les caprices du torrent.

C’est le miracle de la triste Fès que ces eaux bondissantes, dont la clameur est partout présente et berce même nos nuits au fond des cours. Bruit frais, bavardage cristallin. Tout autour de la ville elles courent, abondantes et claires comme un torrent des Alpes. Ici leur fougue se dépense en écumes qui battent les champs de fleurs. Les roches sur lesquelles elles glissent et sautent sans arrêt, sans fatigue, sans qu’aucun été les ait jamais taries, sont arrondies et polies comme de vieux marbres, des vasques précieuses. Il en est une, taillée en trois vastes gradins, où elles se précipitent en nappes frangées de mousses bouillonnantes, avec des éclats de joie pareils à des rires. Puis elles se cachent, invisibles, au bas du vallon. Chuchotant sous les verdures que nous voyons jour à jour s’épaissir, verdures