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que le temps émiette chaque jour. Mais si les rois anciens entendent tomber pierre à pierre, et dans l’usure des ans ce qui fut le monument de leur gloire, ils doivent sentir au-dessus de leurs têtes la floraison des amandiers, des cerisiers sauvages, dont la vie rajeunie, exubérante de grâce et de beauté retentit profondément dans le sol couleur de sang et fait frémir jusqu’aux derniers fils des racines et jusqu’aux morts.

Les vieux amandiers s’épanouissent dans la clarté en miraculeuses gerbes d’un rose blanc, d’un blanc rose. Si délicates, si fragiles qu’on les regarde avec un frisson, et qu’on sent déjà avec un regret que c’est une réussite de grâce et de délicatesse trop parfaite, et que demain elles ne seront plus. Enfans adorées du printemps qui tisse autour d’elles ces robes de lumière irisée, elles évoquent sur la douceur pâle et bleutée des aloès et des oliviers, des visions bienheureuses de Paradis. Fleurs d’amandiers, fleurs de cerisiers épanouis en ce soir de printemps, vivans pour un jour, et qui laisseront tomber demain leur neige nacrée, elles montent en invraisemblables fusées. Sur le ciel immaculé, leur jubilation éclate comme un chant. Dans les cimetières, dans la campagne, l’œil suit les vieux arbres transfigurés, isolés, éblouissans comme dans une nuit d’été les feux de la Saint-Jean. Au milieu d’un champ, au détour d’un chemin caillouteux, au bord d’une fontaine, ou dans le lit ronceux d’un ruisseau desséché, ils surgissent comme des créatures d’un autre monde ; les plus lointains sont lumineux comme la première étoile qu’ils louchent de leurs fils roses. Ils semblent s’appeler, se répondre et chanter pour eux seuls des hymnes de fête. Leurs jaillissemens ont la légèreté des eaux bouillonnantes, l’ardeur des flammes, ils expriment sur ce sol de mort ce qui est invisible ici, ce que peut-être nos éternels rêveurs assis sur les tombes retrouvent le soir chez eux au cœur caché du silencieux ossuaire : la jeunesse, la grâce, la joie, le frémissant appel à la vie, l’espoir passionné du bonheur. En nul endroit ils ne font sentir leur allégresse éphémère, comme ici dans la grande vallée chaotique des morts. Ce soir leur neige parfumée tombe déjà à flocons lents, légers sur les lombes.

Avant que la nuit vienne, il faut pourtant laisser les cimetières à leur solitude. C’est l’heure des pillards. Les hardis cavaliers du Bled Siba rôdent autour des troupeaux, et ils savent les refuges de la montagne où les réguliers marocains ne les