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Mais point de tristesse chez les morts. Nulle limite, nulle secrète prévention ne les sépare de leurs frères vivans. Ils dorment au sein même de la vie et de la nature, et si les insouciantes mains qui les ont si facilement rendus à la terre ne leur ont pas élevé de stèles funéraires, les iris et les grandes asphodèles, impatientes du jour en ce bouillonnant printemps ont vite percé le sol, écarté de leurs doigts ardens et veloutés ces pierres qui leur bouchaient le jour, et on les voit monter vers la lumière en touffes pressées, couvrant les morts de linceuls parfumés. Et la vallée des morts est le vrai « jardin fleuri » du Fasi. Le pâtre y chemine avec ses troupeaux. Les chevreaux y font leurs gambades, y piétinent dans leur avidité dévorante leurs bonnes mères chèvres qui tendent, couchées sur le flanc, leurs mamelles vidées à grands traits sous les sucées impérieuses. Avec leurs oreilles dressées, leurs barbiches naissantes, la légèreté de leurs petits pieds fourchus, ils ont l’air, les petits chevreaux, de jeunes démons aux aguets. Au moindre bruit, ils frémissent, détalent, on les voit se dresser eu attente sur les tombes. Les immobiles fumeurs de kif, couchés sur la roche, suivent leurs ébats, croient voir les « djnoun » qui apparaissent dans les fumées du bois d’aloès lorsqu’on l’a émietté sur les brûle-parfums ajourés.

Les grands bœufs aux taches brunes couchent les fleurs sous leurs pas pesans.

Le soir vient, et de tous côtés les flâneurs, les rêveurs, arrivent dans les champs des tombes. C’est l’heure préférée. Les jeunes femmes voilées, portant leurs marmots sur les reins, montent aussi. Au hasard, sans aucune idée de culte envers les morts, on s’assemble aux abords des tombes. On écoute de vagues musiques qui s’éparpillent dans les bruits de la nature comme les monotones murmures d’eau, les insaisissables souffles du vent, des musiques à peine humaines, à peine séparées de la voix naturelle des choses. Elles s’égrènent lentement en une simple résonance de vie élémentaire, les mêmes qu’eût pu chanter Abel s’il avait déjà un pipeau, les mêmes qu’ont entendues tous ceux qui dorment ici sans ordre, sans nom, sous les fleurs, et dont ils ont eux-mêmes battu les rythmes simples dans ces mêmes champs que de plus anciennes tombes faisaient déjà rocheux, sous ces mêmes lignes de montagnes qui découpent leurs neiges sur le ciel pâle. Et, de même, ce soir, ceux qui