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clarté n’est pas une condition de l’art et que la transparence n’est pas un élément de beauté. C’est possible. Mais tous les raisonnemens du monde ne feront pas que le génie espagnol se plaise aux teintes troubles qu’on goûte sous d’autres cieux, ni que le dramatiste n’ait point à tenir compte de son public. Que public, d’ailleurs, si septentrional fût-il, ne serait pas dérouté par la diversité des élémens mis en œuvre dans Ame et Vie comme aussi par l’interprétation qu’il convient de leur donner ? Il n’est pas facile de garder une impression harmonieuse d’un drame où, au second acte, des bergers trouvent des naïvetés dans le goût de Juan del Encina, où interviennent ensuite des sorcières quelque peu shakspeariennes, où se formulent enfin ces rêves communistes dont Tolstoï voudrait faire des réalités ? Ce ne sont là sans doute que des traits isolés, mais ils nuisent singulièrement à l’unité du ton.

Les personnages principaux ne nous épargnent pas toujours ces discordances. Il nous est dit dans le prologue que, si Juan Pablo ne meurt pas, c’est qu’il représente la partie saine du pays, celle « qui ne souffre point de paralysie, ni de cachexie. » Ce n’est pas là ce qu’il représente sur la scène où il apparaît plutôt comme une sorte de héros romantique vigoureusement teinté de socialisme. Laura elle-même est fuyante et déconcertante. Pour accepter qu’elle s’éprenne de Juan Pablo, il faut savoir qu’il est la force vive du peuple espagnol, et qu’elle en est lame. Mais que de fois elle a des tendresses touchantes qui sont d’une simple femme, et non d’un personnage si pleinement symbolique ! La conclusion du drame, s’il y en a une, c’est qu’à une tyrannie succède une autre tyrannie, et que l’Espagne se meurt parce qu’elle reste une vie sans âme. Encore fallait-il, pour nous la faire entendre, nous montrer l’administration qui succède à celle de Monegro se transformant bientôt en un autre « caciquisme. »

Toutes ces réserves, et d’autres encore, n’empêchent point Ame et Vie d’être une belle chose. Les œuvres fortes, les œuvres charmantes ne sont pas toujours des œuvres parfaites. Et il y a à la fois de la force et du charme dans le drame symbolique de M. Galdós. Qu’il n’ait point réalisé tous les espoirs de son auteur, c’est le sort inévitable d’à peu près tous les vastes pensers. Mais d’avoir de vastes pensers et de longs espoirs, ce n’est pas le privilège des esprits médiocres et des imaginations ordinaires.