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alternance d’époques heureuses et de revers et elle justifiait cette vérité que les nations ne sont vouées fatalement ni au progrès indéfini, ni à une vieillesse irrémédiable, selon l’affirmation de pessimistes découragés. Un peuple vaut ce que valent les groupes qui le composent. Sa vie, si agitée qu’elle soit et si longue qu’elle apparaisse, est éphémère et, bien différent de l’individu, il n’a pas à espérer de futures destinées. C’est donc, dans le temps présent, que les nations reçoivent la sanction de leurs œuvres. Les périodes de prospérité et de déclin se succèdent ; le bien-être et la paix remplacent la souffrance et les discordes civiles ; les victoires reviennent après les sanglantes défaites. Ainsi la récompense alterne avec le châtiment et les leçons de l’histoire sont autant de manifestations d’une justice perpétuelle et divine. Le Play aimait à rappeler le ressort merveilleux de notre pays et les six périodes caractéristiques de notre passé[1].

S’il lisait l’histoire, il donnait peu de place aux lettres modernes. Il estimait que l’homme d’étude perd un temps précieux à parcourir, ne fût-ce que d’un regard, les productions hâtives des esprits médiocres. Il redoutait les visiteurs frivoles et tant de livres qui sont un obstacle. Mais les œuvres vécues retenaient son esprit. Il tenait à consulter les « autorités sociales » qu’il définissait en ces termes : « Individus qui sont devenus, par leurs propres vertus, les modèles de la vie privée ; qui montrent une grande tendance vers le bien chez toutes les races, dans toutes les conditions et sous tous les régimes sociaux[2]. » Que de fois il s’est plu à interroger les vieux ouvriers d’une usine ! Il écrivait dans les Ouvriers européens : « J’ai beaucoup appris d’un charpentier (du devoir), vrai sage, vénéré par des ouvriers d’élite, feu Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la Vertu[3]. » Perdiguier racontait à Le Play l’histoire du compagnonnage, la vie des ouvriers, leurs rivalités, leurs espoirs[4]. De 1840 à 1850, les réformateurs français sont légion, et Le Play est loin d’ignorer leurs ouvrages. C’est Louis Blanc qui veut réorganiser

  1. Voyez L’organisation du travail, 6e édit. Tours, Alfred Mame et fils, 1893, ch. I, § 11 et suiv.
  2. Les Ouvriers européens, t. I, liv. III, ch. XIV, p. 446.
  3. Id. ibid., t. I, liv. Il, ch. VII, p. 207.
  4. Voyez le Livre du compagnonnage, par Agricol Perdiguier, 2e édit. Paris, 1841.