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d’action un ouvrier nommé Broutchoux, âgé de vingt-six ans, remuant, ambitieux, audacieux, mais brutal et maladroit. Une ardente rivalité s’est établie entre les deux syndicats, le second surenchérissant sur le premier et poussant aux violences : de là est sortie, comme d’un germe malfaisant, toute la fermentation ouvrière à laquelle nous venons d’assister et qui n’est pas encore assoupie.

Alors M. Clemenceau, ministre de l’Intérieur, a eu une idée ingénieuse et hardie, mais qui n’était peut-être pas très prudente : elle a séduit par un air de nouveauté et de crânerie. Il est parti pour Lens, seul, vêtu un peu comme les ouvriers qu’il allait voir et sur lesquels il se proposait d’essayer une éloquence qui a eu souvent tant d’action sur les assemblées. Cette brusque et rapide apparition paraît avoir surtout étonné les ouvriers, et, bien loin d’atténuer le dissentiment qui existait entre les deux syndicats, elle en a attisé l’ardeur. Le vieux syndicat a fait bon accueil au ministre ; mais, lorsque son bureau a appris de lui qu’il se proposait de traiter le syndicat rival sur le même pied et d’aller également lui faire visite, des représentations lui ont été adressées qui n’étaient pas toutes dénuées de gravité. On a essayé d’abord de l’effrayer en lui présentant le syndicat Broutchoux comme un coupe-gorge où sa vie serait en danger : il a eu l’esprit de n’en rien croire et a passé outre. Mais n’y avait-il pas un inconvénient sérieux à donner, par une visite ministérielle, une sorte de consécration officielle à un comité dissident qui ne représentait, en somme, qu’une petite minorité des ouvriers, et qu’on accusait même de comprendre des élémens étrangers, venus on ne sait d’où, des aventuriers suspects pour lesquels le vieux syndicat n’avait que colère et mépris, comme on le verra bientôt ? N’importe : M. Clemenceau est allé au siège du syndicat Broutchoux et y a prononcé un discours. Ce discours contenait des choses excellentes ; on aurait cru entendre un des prédécesseurs de M. Clemenceau, tant les mêmes obligations et les mêmes nécessités s’imposent à tous les hommes au gouvernement. M. Clemenceau a défendu très nettement, très fermement, les droits de la propriété et déclaré qu’il n’y laisserait pas porter atteinte. Quant aux ouvriers, ils étaient libres de se mettre en grève, c’est-à-dire de ne pas travailler, ou de travailler s’ils le préféraient : c’était encore là un droit individuel dont le gouvernement saurait assurer l’exercice. Mais comment ? Sur la question des voies et moyens, M. le ministre de l’intérieur a innové. Ses prédécesseurs immédiats avaient cru que le meilleur moyen d’empêcher les grèves de dégénérer en brutalités et en violences, était de montrer l’armée ; il a pensé, au contraire, qu’il valait