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moribond des images qui le remuent jusqu’au fond de l’âme. Il lui montre sa femme, son petit enfant. Sans lui, que vont-ils devenir ? Et que va devenir sa maison ? Un démon à tête de coq étend le bras, et la maison apparaît. La porte de la cave est ouverte, et déjà un mauvais serviteur commence à mettre le tonneau en perce. Un voleur entre dans la cour, et, sans façon, va prendre le cheval à l’écurie. Que faire ? Comment sauver ces richesses, « qui furent plus aimées que Dieu lui-même ? »

L’ange revient au secours du chrétien. A son tour, il fait apparaître des images au chevet du chrétien, mais des images qui consolent. Il lui montre Jésus-Christ nu sur la croix. Nous aussi nous devons, à son exemple, mourir dépouillés de tout. Sachons, comme notre maître, renoncer aux choses de la terre. Soyons sans inquiétude sur le sort de ceux que nous aimons ; Dieu y pourvoira. Et, en effet, un ange abrite sous un voile la femme et le fils qu’aime le pauvre mourant.

Mais il faut abréger. La lutte, enfin, se termine. Haletant, suant d’angoisse, le mourant a livré la dernière bataille et il a vaincu. Le lecteur halète lui aussi. Qu’il est laborieux cet enfantement d’une âme à la vie éternelle ! La dernière page du livre apporte un sentiment de délivrance. Le chrétien vient de mourir. Le prêtre qui a reçu ses dernières paroles lui met dans la main un cierge de cire. L’âme est sauvée. La meute infernale rugit, les griffes menacent, les mâchoires s’ouvrent, les poils se hérissent. Vain effort. L’âme emportée par les anges monte paisiblement vers les hauteurs.

On s’explique maintenant le succès de l’Ars moriendi. Ce texte pathétique, ces gravures redoutables remuaient profondément des âmes toujours occupées de la pensée de la mort. En d’autres temps, l’œuvre serait entrée dans l’art monumental ; on en eût sculpté les chapitres au portail des cathédrales. Au XVe siècle, l’imprimerie s’en empara. Multipliée à des milliers d’exemplaires, elle toucha autant d’âmes qu’elle eût fait, sculptée au front de l’église.

Au fond l’Ars moriendi apparaît comme un épisode de cette grande psychomachie, de cette lutte éternelle du bien et du mal, que le moyen âge a représentée sous tant de formes. Ici, c’est au moment où l’âme s’envole du corps, que les deux principes engagent la bataille suprême. Dès le XIIIe siècle, les artistes représentent cette bataille. A l’instant où l’âme, sous la figure d’un