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telle œuvre isolée, dépouillée de son commentaire, ne conserve, à vrai dire, aucun caractère proprement chrétien. Les illettrés qui la contemplaient au cimetière des Innocens, sans pouvoir lire les vers édifians du préambule et de la conclusion, étaient libres de l’interpréter à leur guise. La plupart, il faut le croire, y trouvaient un encouragement à bien faire, mais quelques-uns, sans doute, y voyaient une invitation à jouir de cette courte vie. Au cimetière des Innocens, les filles de joie erraient sous les cloîtres et parmi les tombeaux.

Il est dangereux de faire appel à la mort et d’émouvoir si profondément la sensibilité. On dirait que l’Église le sentit. Dans le temps où se multipliaient les images un peu païennes de la danse macabre, parut un petit livre intitulé : Ars moriendi, l’Art de mourir. Un texte souvent frappant, mais surtout d’étonnantes gravures sur bois le rendirent bientôt populaire dans toute l’Europe. Il s’agit bien, cette fois, des terreurs et des espérances chrétiennes. La mort n’apparaît plus comme une ronde bouffonne, c’est un drame sérieux qui se joue autour du lit du mourant. A ses côtés se dressent l’ange et le démon qui se disputent l’âme qui va s’envoler. Moment redoutable. Il faut que le chrétien connaisse d’avance les tentations et les angoisses de ces heures de ténèbres, pour apprendre à en triompher.

L’Ars moriendi est l’œuvre d’un religieux ou d’un prêtre qui a souvent vu mourir. Il y a, dans ce petit livre, la sombre expérience d’un homme qui a recueilli bien des paroles à peine articulées. Ce prêtre était probablement un Français, car il s’inspire d’un opuscule de Gerson que les évêques de France, dans un de leurs synodes, avaient adopté pour l’éducation du clergé. Il a d’ailleurs emprunté à Gerson, non seulement son titre, mais encore une phrase qui ne laisse aucun doute sur la parenté des deux ouvrages. Notre Ars moriendi anonyme est donc postérieur à l’Ars moriendi de Gerson. On peut le placer, sans craindre de se tromper beaucoup, dans les premières années du XVe siècle.

Des gravures sur bois assurèrent le succès de l’ouvrage. Ces gravures ont un vif intérêt pour l’histoire de l’art, car elles sont au nombre des plus anciennes que l’on connaisse. A quel pays faut-il en faire honneur ? Les érudits ont tous nommé jusqu’ici les Pays-Bas. Depuis plus d’un siècle, c’est la tradition. Toute gravure primitive, dont la provenance est inconnue, ne peut être que flamande ou hollandaise. Faut-il ajouter que la tradition