Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/661

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

évoquées près de ce charnier, entraient profondément dans les âmes.

Plus fortement encore devait agir la danse macabre peinte, à Paris, au cimetière des Innocens. C’était, au XVe siècle, un lieu plein d’une violente poésie. Ce vieux sol, où tant de morts avaient reposé, était regardé comme sacré. Un évêque de Paris, qui ne put y être enseveli, demanda par son testament qu’on mît au moins dans sa fosse un peu de la terre des Innocens. Pourtant, les morts ne restaient pas longtemps dans cette terre sainte ; sans cesse ils devaient faire place aux nouveaux venus. Vingt paroisses avaient le droit d’ensevelir dans l’étroit enclos. Et il y avait alors entre les morts une égalité parfaite. Les riches n’avaient pas, comme aujourd’hui, pignon sur rue au cimetière. Quand le temps était venu, on vendait leur pierre tombale, et leurs os allaient s’entasser dans les charniers qui surmontaient le cloître. A toutes les ouvertures se montraient des milliers de crânes sans nom. Le maître des requêtes, comme dit Villon, ne se distinguait plus du porte-panier. On comprend que le poète soit venu là chercher l’inspiration. Tout ce qu’on voyait ébranlait l’âme. C’était, adossée à l’église des Saints Innocens, la cellule de la recluse, murée dans sa prison comme les morts dans leur tombeau. C’était la colonne creuse, où s’allumait le soir une lampe pour écarter les revenans et « cette chose qui se promène dans les ténèbres. » C’était « la légende des trois morts et des trois vifs » sculptée au portail de l’église. C’était surtout la danse macabre, peinte dans le cloître.

La danse macabre que nous rencontrons ici pour la première fois avait de lointaines origines[1]. Dès le XIIe siècle, on la

  1. On a donné du mot macabre une foule d’étymologies inacceptables. On est allé jusqu’à le faire dériver de l’arabe magabir, qui voudrait dire tombeau. Une seule explication parait raisonnable. Le mot macabre ou plutôt macabre (comme on a écrit jusqu’au XVIIe siècle) est la forme populaire du nom des Macchabées. La danse macabre s’appelait en latin Macchabæorum chorea. La danse macabre est donc liée par des fils mystérieux au souvenir des Macchabées. Aucun document n’a encore permis d’expliquer clairement cela. Je ferai remarquer pourtant que l’Église du moyen âge priait pour les défunts en s’autorisant d’un passage du livre des Macchabées (XII, 13) qu’on récitait aux messes des morts : Sancta ergo et salubris est cogitatio pro defunctis exorare ut a peccatis solvantur. — L’expression « danse macabre » remonte au XIVe siècle. Au XVe siècle on n’en savait déjà plus le sens. Le moine anglais Lydgate croit que Macabre est un docteur, et nos imprimeurs français s’imaginent que c’est un poète allemand ; c’est pourquoi, dans l’édition latine de la danse macabre, il est dit que les vers ont été traduits de l’allemand. Gaston Paris, d’habitude si pénétrant, a commis ici une erreur analogue (Romania, XXIV, p. 130). Il a avancé que ce nom de Macabre pourrait fort bien être celui de l’artiste qui peignit la première danse macabre. Il y a là une véritable impossibilité. Jamais au moyen âge une œuvre d’art, si célèbre fût-elle, n’a été désignée par le nom de son auteur.