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vivans font sur eux-mêmes un Salutaire retour. C’est au XIIIe siècle que cet étrange sujet entra dans la littérature. Baudoin de Condé, Nicolas de Margival et deux poètes anonymes écrivirent sur ce thème quatre petits poèmes qui ne diffèrent que par quelques détails.

Les trois vivans sont trois jeunes gentilshommes du plus haut rang. L’un est duc, l’autre comte, le troisième fils de roi. Voici qu’à l’extrémité d’un champ, ils se trouvent tout d’un coup dans un vieux cimetière, où trois morts sont debout et semblent les attendre. Leur linceul laisse voir leurs os décharnés. À cette vue, les trois jeunes hommes frémissent « comme feuilles de tremble. » Ils s’arrêtent soudain, et les morts commencent à parler. De leurs bouches, « où il ne reste plus de dents, » sortent de graves paroles. « J’ai été pape, dit le premier. J’ai été cardinal, dit le second. J’ai été notaire du pape, dit le troisième. » Et ils reprennent : « Vous serez comme nous sommes ; d’avance, mirez-vous en nous. Puissance, honneur, richesse ne sont rien. À l’heure de la mort, il n’y a que les bonnes œuvres qui comptent. » Les trois jeunes hommes, profondément émus, écoutent ces paroles qui viennent d’un autre monde, et croient entendre la voix de Dieu.

Une telle légende est mieux qu’un conte pieux imaginé par quelque moine. On y sent la collaboration du peuple. Terreur qu’inspire le vieux cimetière, effroi des rencontres qu’on peut faire aux carrefours quand la nuit tombe, toute la poésie des contes de la veillée est ici condensée.

Très célèbre au XIIIe et au XIVe siècle, copié et recopié, « le Dit des trois morts et des trois vifs » n’inspira pourtant guère les artistes. Je ne parle pas d’une élégante miniature qui accompagne, dans un manuscrit du XIIIe siècle, le poème de Beaudoin de Condé[1]. Ce fut la tentative isolée d’un artiste qui illustrait un livre[2].

La légende n’entre vraiment dans l’art qu’au moment où la pensée de la mort commence à peser lourdement sur les âmes, c’est-à-dire à la fin du XIVe siècle. Je la rencontre vers 1400 dans un des livres d’Heures du duc de Berry[3], Le sujet dut lui

  1. Arsenal, no 3142, fo 311 vo.
  2. Je dois dire cependant qu’un document récemment publié signale un tableau du commencement du XIVe siècle qui représentait la légende des trois morts et des trois vifs (Bulletin de la Société des antiquaires de France, 1903, p. 135).
  3. Bibl. nation., latin 18014. f 282.