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trembler sous moi le plancher de cet appartement, quoiqu’il soit très solide. Je demeurai un quart d’heure et plus dans cette posture, soufflant comme un bœuf et n’ayant pas la force de me relever, tout mon corps étant devenu raide comme une barre de fer. Au bout de ce temps, quelqu’un vint me relever et me mit dans un fauteuil ; mais j’étais si étourdi qu’à peine savais-je où j’étais, et je ne doutai point que ma tête ne fût toute fracassée. Mais Dieu eut pitié de moi, et une demi-heure après me guérit subitement de cette blessure d’une manière d’autant plus évidemment, miraculeuse qu’elle est plus singulière et plus étonnante. Les sœurs Félicité, Madeleine, Taïs et Fanchon Le Moine, qui étaient alors chez M. Arouet, ayant vu mon accident, vinrent sur moi ayant chacune une épée à la main, et me les pointèrent pendant près d’une demi-heure contre les côtes et les mamelles avec tant de force que leurs épées pliaient sur mon corps. Je les en grondais, n’ayant pas alors assez de présence d’esprit pour reconnaître que c’était Dieu qui les faisait agir ainsi, et je les aurais empêchées si je l’avais pu ; mais je n’avais pas la force de me remuer. Cependant non seulement les pointes de leurs épées ne me firent aucun mal, mais dès qu’elles eurent cessé de me pointer je me trouvai si parfaitement guéri de la blessure que j’avais à la tête que depuis ce moment je n’y ai plus ressenti aucun mal, et je me suis tout à coup trouvé d’une santé parfaite. Ainsi je crois très fermement qu’en même temps que Dieu a rendu mon corps impénétrable et invulnérable à ces coups d’épée, il a pareillement rétabli tout ce qu’il y avait de brisé dans ma tête. En foi de quoi j’ai signé le présent certificat, dont j’espère avoir le courage de soutenir la vérité devant telles personnes que ce puisse pourvu que Dieu, par sa miséricorde, me conserve dans le sentiment de tout sacrifier pour lui plaire qu’il met présentement dans mon cœur.

« Fait à Paris le 8 septembre 1745,

Signé[1]. »


Le lecteur défiant se dira peut-être, en lisant un pareil certificat, que la chute du pauvre homme avait dû être terrible, et qu’il en était résulté des lésions cérébrales bien graves que n’a pas soupçonnées la naïveté de Montgeron ; Voltaire, qui savait ses

  1. Le nom est resté en blanc, malgré l’autorisation formelle que le signataire avait donnée à Carré de Montgeron.