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On ne ferait pas tort à Voltaire en lui attribuant ces vers lyriques, bien qu’ils ne soient pas meilleurs que les vers de J.-B. Rousseau ou de Le Franc de Pompignan. Ceux qui les avaient reçus de lui en 1728 ne pouvaient songer à les faire imprimer, car la police s’y serait opposée. Lui-même d’ailleurs les aurait bientôt désavoués, car il comprit, dès cette année-là, qu’il n’y avait rien à espérer d’une alliance avec les défenseurs du Père Quesnel. Il abandonna donc ses amis de la veille sans le moindre scrupule, et l’année 1728 n’était pas écoulée que Voltaire écrivait ostensiblement au jésuite Porée, son ancien professeur à Louis-le-Grand : « J’ambitionne votre estime, non seulement comme auteur, mais comme chrétien. » Un chrétien si orthodoxe ne pouvait plus attaquer Loyola, Laffiteau ou Tencin ; il ne pouvait plus prendre en main la cause de Mme La Fosse ou celle de Soanen ; la volte-face était complète. Mais quel curieux spectacle ! et comme il est intéressant de voir ainsi le coryphée du déisme philosophique déguisé durant trois ou quatre ans en disciple de Pascal ! Si Voltaire avait fait naufrage en mer quand il revint de son exil d’Angleterre en 1728 ou dans les premiers jours de 1729, il aurait certainement trouvé place dans le Petit Nécrologe de René Cerveau, dans ce catalogue si instructif « des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la Vérité. » On croit rêver quand on voit ainsi associer aux illuminés de Saint-Médard l’auteur du Dictionnaire philosophique et de Mahomet.


S’ils sont de Voltaire, et peut-être, après ce qui vient d’être dit, est-il malaisé d’en douter, ces vers jansénistes seraient le dernier témoignage de son amitié pour son frère aîné. A dater de 1728, l’auteur des Lettres anglaises et le receveur des épices se sont de plus en plus éloignés l’un de l’autre. Leur antagonisme était tel que Voltaire écrivait, le 17 mai 1741, à son agent d’affaires, l’abbé Moussinot : « Je vous envoyai ma signature en parchemin dans laquelle j’oubliais le nom d’Arouet, que j’oublie assez volontiers. Je vous renvoie d’autres parchemins où se trouve ce nom, malgré le peu de cas que j’en fais. »

Si Voltaire oubliait si volontiers le nom de son père, s’il en faisait si peu de cas, n’est-ce pas surtout parce qu’il voyait ce nom porté par un frère détesté, par un homme qu’il considérait comme un fanatique dangereux ? Peut-être aussi tous les torts n’étaient-ils pas de son côté, et en définitive il pouvait avoir