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difficile de réussir chez eux, puisqu’un imbécile comme moi y est arrivé.

Quand je songe à Kagoshima, que de figures intéressantes surgissent à mes yeux, surtout des figures d’officiers ! Il me souvient du jour où je rendis visite à l’amiral Kabayama, un des réorganisateurs de la marine, une des gloires de Satsuma. J’avais demandé son adresse à un enfant qui passait. J’en eus bientôt cinquante devant et derrière moi. On m’escorta comme si j’allais faire un sacrifice aux dieux. Et je les retrouvai, en quittant l’amiral, qui m’attendaient près de la porte, très respectueusement.

L’amiral n’avait point la parole facile du vicomte Kano. Il était de la race des Saïgo et des Okubo, un taciturne loup de mer. Et cependant, dès qu’il en vint à causer d’autrefois, il s’échauffa. On eût dit qu’il entendait encore le bombardement des Anglais. Les honneurs dont on l’avait comblé atténuaient à peine son regret de ne plus voir le Kagoshima des Ecoles Privées : « Une ville admirable, Monsieur ! » En somme, l’idéal de ces hommes eût été de conserver leur état social sous la protection des mitrailleuses perfectionnées et des vaisseaux de guerre dernier modèle. Ils ont eu le courage de mater les répugnances et de s’interdire les rêves stériles. Mais quand, à leur déclin, ils se retirent dans leur province, au milieu d’un jardin dont les pierres leur parlent au cœur et des nouvelles générations qu’ils ont formées et qui les vénèrent sans toujours bien les comprendre, ils se relâchent de leur propre contrainte et se permettent les douceurs de la mélancolie.

Un autre jour, je me présentai chez le colonel Nojima, et je ne rappelle ici cette visite que pour montrer jusqu’où va la politesse japonaise, même dans cette âpre province. Le colonel était aussi épris de la France qu’un Japonais peut l’être ; mais il ne m’avait jamais vu. Je lui fis passer ma lettre d’introduction, et un instant après, j’étais reçu dans une pièce grande ouverte sur le jardin. Il m’exprima le plaisir que lui causait mon arrivée, s’informa de la durée de mon séjour et me pria de venir dîner au restaurant le surlendemain.