Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/563

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— L’esprit samuraïque demeure encore vivace, me disait-il, et nous évitons autant que possible de le froisser. Dans les campagnes, où vivait la noblesse armée, nous ne nommons que des instituteurs, descendans de samuraï. Les diverses classes se fondent plus rapidement à la ville. Mais, lorsque je suis en tournée et que je préside des réunions, vous n’imaginez point mon embarras : si je parle pour les samuraï qui garnissent les premiers bancs, les paysans ne me comprennent pas ; si je parle pour les paysans, les samuraï s’endorment. Ils ne s’entendent les uns et les autres que dans l’admiration de Saïgo. Seulement, ne leur demandez pas ce que Saïgo voulait faire : ils n’en ont jamais rien su ! Saïgo représente à leurs yeux l’honneur sous sa forme antique, tout ce qui est mort, tout ce que la mort a transfiguré, tout ce qu’on ne reverra plus. Quand on a enterré le prince Shimadzu, les vieux hommes pleuraient. Sa famille n’est pourtant pas éteinte, et on le respectait plus qu’on ne l’aimait. Mais il était le dernier prince féodal, et c’était encore Saïgo qu’on pleurait en lui… Et moi aussi, j’ai été prince ! Je ne regrette pas ce temps-là : il me semble que j’ai passé ma jeunesse en captivité. Les Daïmio ne jouissaient d’aucune liberté, d’aucun plaisir. De dix heures du matin à onze heures, chaque jour, nous étions obligés de recevoir le salut de nos serviteurs. Les repas-étaient, interminables, et nous mangions toujours, toujours froid ! Avant la Révolution, j’oserais presque dire que j’ignorais le goût du riz chaud ; car les cuisines étaient fort éloignées, le riz se transmettait de mains en mains, et souvent, au moment de vous être servi, il reprenait le chemin de l’office, parce qu’un œil vigilant y avait découvert un grain écrasé, un pauvre petit grain ! Ceux des Daïmio qui ne s’intéressaient à rien se levaient très tard et tuaient le temps en compagnie de leurs femmes. Ils en avaient huit ou dix. On s’amusait à tourner des poésies chinoises ; on jouait aux devinettes… Vers dix heures, tout le monde se couchait. Et nous nous sentions très surveillés ! Nos samuraï étaient plus dévoués à notre maison qu’à notre personne. Ils avaient moins le désir de nous plaire que le souci de nous maintenir dans les traditions. S’ils estimaient que leur Daïmio compromettait l’honneur ou les intérêts de son daïmiate, ils le supprimaient…

Il s’arrêta un instant. Nous dînions sur une véranda, et l’on n’avait point allumé, car la soirée était toute claire. Les grenouilles