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Nous continuions de naviguer au milieu de rochers et d’îlots couleur de suie. Depuis plus de vingt-quatre heures, je n’avais pas perçu l’écho d’une voix humaine. Matelots et officiers, devenus aphones sous la tourmente, ne correspondaient que par gestes. Le cuisinier qui nous servait avait l’air trop dégoûté de sa cuisine pour y ajouter un seul mot ; et mes quatre compagnons paraissaient avoir grandi dans le plus profond dédain les uns des autres. Le crépuscule nous envahit. Nous reprîmes nos positions et nos somnolentes glissades.

Tout à coup le bruit de la mer et des vents cessa. Des pas retentirent ; des interjections sonores se croisèrent. Ma valise se leva. Je sentis des mains qui me poussaient doucement vers la porte et qui doucement, à travers des enroulemens de cordages, me guidèrent sur une planche flexible. Un essaim de lanternes sautillait devant moi, multipliées au clignotement sombre des flaques d’eau. Et je fus entouré de bienvenues et de sourires. Et l’on se réjouit grandement que, malgré la tempête, j’eusse fait un aussi bon voyage. Et vite, vite, on m’apporta du thé, des gâteaux, et, dans la petite pièce blonde où la lampe luisait comme un clair de lune, on déroula pour mon sommeil des couvertures de soie. Les servantes trottinaient actives, souriantes, plus éveillées que des souris de vingt jours. Je demandai l’heure : on me répondit que le bateau avait quinze heures de retard, que minuit était sonné depuis longtemps, que le ciel rasséréné annonçait une belle journée et qu’aussitôt mon réveil, on me prierait de monter sur le toit de l’hôtel, afin que je visse d’un premier coup d’œil, et dans toute sa grandeur, la noble ville de Kagoshima.


III. — LA VILLE DES TOMBEAUX

Le passé glorieux et l’histoire moderne du Japon se dressent à chaque pas dans cette ville de quatre-vingt mille âmes, une des plus anciennes de l’archipel et la plus méridionale, qui s’étend sur la courbe d’une baie profonde, au pied d’une colline funéraire et en face d’un volcan.

Ce qu’elle fut jusqu’au milieu du siècle, ses largos rues de maisons basses, séparées par leurs jardins, l’indiquent encore : une ville de samuraï. Ses Daïmio, les Shimadzu, possédaient en