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permettaient pas plus d’en graver leur pierre funèbre que de chanter des psaumes dans leur factorerie.

Pauvres gens ! Ils avaient si grand’peur de s’aliéner les maîtres que leur passion des bonnes affaires leur avait créés ! Siebold nous les représente en 1826 vêtus à l’ancienne mode des personnages de Van Dyck, car, en ce temps-là, les Japonais n’aimaient pas le changement, et ça les eût dérangés de ne plus voir les habits de velours et les chapeaux à plumes. Quand, tous les deux ou trois ans, ils se rendaient en ambassade à la cour du Shogun, on les y faisait danser et se donner des baisers comme en Europe, ce qui divertissait infiniment les petites dames agenouillées derrière leurs écrans de soie.

Mais le soir, dans leur auberge que la foule assiégeait, ils recevaient des visites. Et des Japonais, même des Princes, anxieux, Iles interrogeaient sur l’astronomie, sur l’histoire naturelle, sur la médecine, sur les étonnans secrets qu’on savait en leur possession. Ces parias se sentaient à leur tour de grands seigneurs. Ils révélaient à leurs élèves d’un soir l’immensité en même temps que la petitesse de notre planète. Ils leur dévoilaient les mystères du corps humain. Ils leur enseignaient tout, sauf que, chez les nations civilisées, l’argent n’avait pas la même valeur que l’or. Ce n’était qu’un détail, mais sur lequel leurs opérations financières exigeaient le silence. Et les Japonais d’alors ne pouvaient pas leur dire ce qu’un samuraï de ma connaissance disait un jour à une Européenne : « Vous avez la peau blanche comme l’argent ; nous, jaune comme l’or. L’or vaut beaucoup mieux que l’argent. »

Puis, quand ils rentraient dans leur réclusion de Nagasaki et qu’ils comptaient déjà les heures qui les séparaient du grand retour, la mort arrivait pour quelques-uns d’entre eux avant le bateau de Hollande. Je me figure que les derniers momens de ces hommes, nés chrétiens et libres, devaient être parfois singulièrement durs. Ils traversaient dans leur cercueil la rade étincelante où les collines ont des façons si douces de vous emprisonner. Comme aujourd’hui, les paysans, les mêmes paysans, enflammaient des monceaux d’herbes au bord des grèves. Mais des officiers japonais, qui portaient les deux sabres, les accompagnaient jusqu’au cimetière et s’assuraient qu’on les avait bien enfouis, qu’on avait bien piétiné la terre, qu’ils ne bougeraient pas, qu’ils resteraient là aussi tranquilles que s’ils n’eussent jamais quitté la Hollande…