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Les gens de Nagasaki ont fini par mériter l’espèce de réprobation qui pesait sur eux. Ils ont appris de bonne heure à nous connaître et ne nous en ont pas aimés davantage. Mais le passage des paquebots et des navires de guerre a développé chez eux la vénalité ingénieuse. Des résidens européens m’affirment qu’ils n’attendent qu’une occasion de nous sauter à la gorge. Leur pessimisme exagère. Notre gorge est moins menacée que notre poche. Je rentrai de mes premières promenades dégoûté d’une population si peu japonaise dans une ville qui l’est tant. Non seulement les filles de joie, dont les maisons bordent le chemin des temples, poussent le cynisme jusqu’à vous agripper au passage ; mais les demoiselles des magasins vous caressent le dos, vous tapotent les mains, se permettent de telles privautés qu’un Japonais les prendrait par la peau du cou et les mettrait dehors. D’ailleurs, c’est aux seuls Européens qu’elles prodiguent ces familiarités injurieuses. Un de nos compatriotes me racontait qu’un jour, dans une maison de thé, la servante, le voyant suivre des yeux deux charmantes Japonaises, la femme et la fille d’un haut fonctionnaire, lui cria une obscénité dont les deux dames rougirent et qui leur fit presser le pas. Il écarta si violemment du balcon la petite drôlesse qu’elle alla rouler au fond de la chambre ; mais elle se prit à pleurer et se prosterna et lui demanda pardon : « Ce n’est pas ma faute, gémit-elle : on m’avait dit qu’il fallait être ainsi avec les Européens et je reconnais qu’on m’a trompée. »

L’indécence des gens de Nagasaki n’est souvent que le reflet grossissant de nos inconvenances. Comme je me promenais sous les camphriers d’une église bouddhique, j’y rencontrai des jeunes filles qui venaient de consulter les baguettes magiques des bonzes et qui s’étaient assises près d’une lanterne de pierre. Un Américain, accompagné d’un guide, les toisait flegmatiquement et, du bout de sa badine, leur relevait le menton. Le guide ricanait. Les jeunes filles le considéraient du même œil qu’elles eussent fait d’un animal bizarre, mais peut-être inoffensif. Elles pensaient sans doute : « Quelle façon singulière ont les Occidentaux de regarder les femmes ! Ce sont des gens très mal élevés et qu’on ne supporterait point s’ils étaient moins riches ou si nous étions plus forts. »

Il me souviendra longtemps de ma première soirée. La rade était illuminée, je ne sais plus en quel honneur. Nous avions