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Il faut se rappeler d’abord que les hommes de cette classe ne sont pas ceux qui font du bruit, ni que nous voyons défiler, par les rues, en processions loqueteuses. Ils n’aiment point à être assimilés à ceux de leurs camarades qui prennent part à ces exercices. Et ils ne se soucient point, non plus, de publier leur misère. Ils resteront plutôt enfermés chez eux, les volets clos, ou bien, seuls et en silence, poursuivant leur incessante et vaine recherche de travail. Ils vendront le dernier article du mobilier de leur famille, et leur femme mettra en gage la bague qu’elle porte à son doigt, avant qu’ils se résignent à faire appel au bureau de bienfaisance. — Mais de telles personnes sont rares ! direz-vous. — Nullement. Elles ne sont que difficiles à trouver, en raison même de ce désir qu’elles ont de se cacher.

Nombreuses et diverses sont les causes qui les réduisent à manquer d’ouvrage : mais la principale est ce qu’on appelle le relâchement des affaires. Les professions de ces ouvriers peuvent être sommairement divisées en deux catégories : les professions permanentes, et celles qui n’occupent que pendant une saison. Or, dans ces dernières, les bénéfices ont tellement décru, depuis quelques années, et les saisons de travail se sont tellement abrégées, qu’il est impossible à l’ouvrier le plus économe de vivre toute l’année sur son gain d’une saison. Et pour ce qui est des métiers « permanens, » la première conséquence de la crise qu’ils traversent est, invariablement, le renvoi des ouvriers les plus âgés, comme aussi des plus jeunes ; mais les plus jeunes ont des chances d’être repris ensuite, tandis que, pour les hommes d’âge moyen, si forts et si habiles qu’ils soient, tout espoir de travail régulier est à peu près perdu, une fois congédiés.

Je laisse aux économistes le soin d’expliquer l’origine et les motifs de la dépression que subit à présent l’industrie anglaise. Je ne puis que constater les effets que j’ai eu moi-même l’occasion d’observer. Mais le fait est que j’ai vu les bateaux marchands déserter le port de Londres, pour se rendre dans des ports étrangers où le séjour leur coûte une livre sterling de moins, par mois, que chez nous ; j’ai vu nos souffleurs de verre condamnés à mourir de faim, par suite de l’importation croissante du verre allemand ; j’ai vu des briquetiers congédiés en masse, parce que les briques étrangères étaient vendues, chez nous, moitié moins cher que les briques anglaises ; j’ai vu des cordonniers et des chapeliers errant dans Londres, en quête d’une occupation passagère quelconque, parce que les maisons qui les employaient s’étaient fermées ; j’ai vu des tailleurs agonisant dans leurs misérables bouges, parce que l’étranger avait abaissé les prix et accaparé tout l’ouvrage.

Il y a aussi les renvois dus à de nouvelles inventions mécaniques. Cela se produit chaque jour. Même dans un travail comme celui du transport du charbon, les nouveaux martinets font l’œuvre de vingt hommes. L’introduction du linotype a jeté sur le pavé des centaines de typographes. Et ces exemples pourraient être multipliés indéfiniment. Tous les jours, des centaines d’ouvriers réguliers se trouvent réduits à rejoindre l’immense armée des « occasionnels. »

Une autre cause de chômage pour les ouvriers, et plus fatale encore que les précédentes, est la coutume d’employer de jeunes garçons avec des