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encore sorti un peuple, uni par le ciment d’épreuves partagées et d’une commune gloire. La population est divisée en deux classes : une oligarchie exploitante et accapareuse et une plèbe cosmopolite, mélange d’Indiens, de métis, de nègres, d’Européens en rupture de ban, qui vit au jour le jour, sous un ciel clément, sur une terre prodigue, presque sans travailler, sans famille fortement organisée, armée toujours prête pour toutes les révolutions. Comme dans les républiques de la Grèce antique, la haine inexpiable des riches et des pauvres, la lutte des classes, aboutit à la tyrannie d’un homme.

Simon Bolivar, le héros de l’indépendance sud-américaine, avait compris le péril : ayant rejeté l’autorité tracassière de l’Espagne, il rêvait d’être le restaurateur d’une monarchie constitutionnelle qui aurait maintenu l’unité des colonies affranchies et contenu l’explosion des haines sociales ; depuis que, dans sa modeste hacienda de Santa Marta, le héros de l’Amérique du Sud a rendu le dernier soupir en désespérant de sa patrie, la Colombie s’est définitivement séparée du Venezuela et elle a fait environ 70 révolutions ; le Venezuela a usé onze constitutions et subi je ne sais combien de coups d’État, de guerres civiles et d’émeutes. Tantôt les chefs insurgés arborent le drapeau « libéral, » et tantôt ils se réclament des intérêts conservateurs ; mais leurs procédés sont toujours les mêmes : quelques bandes de partisans résolus, des barricades, des proclamations enflammées, prometteuses de liberté et de pacification, des devises mirifiques, égalité, liberté, union, fraternité ; grands mots qui, pour avoir tant servi dans les révolutions de la vieille Europe s’y sont quelque peu défraîchis, mais qui, là-bas, ont gardé toute leur magie, toute leur puissance d’enchantement. Souvent l’instigateur du mouvement a des commanditaires étrangers ; des banquiers s’intéressent à l’entreprise, des maisons de commerce s’y associent : une révolution est une affaire, l’une de celles qui « payent » le mieux. Si le coup manque, c’est toujours une occasion de rançonner le pays, d’exercer des réquisitions, de piller, de vivre aux dépens de ceux qui travaillent et produisent ; s’il réussit, les insurgés de la veille deviennent, le lendemain, les défenseurs de la légalité ; ils représentent l’ordre ; c’est vers eux qu’accourent les ralliés du succès. Dans une révolution il y a toujours non pas deux partis, mais deux catégories : ceux qui la font, vainqueurs ou vaincus, et ceux qui la