Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


I

C’est parfois, pour les États comme pour les individus, une grande calamité de naître trop riches. La nature a comblé le Venezuela : c’est le gage de sa prospérité future, mais c’est aussi la source de ses malheurs présens. Avec son café, son caoutchouc, son cacao et les troupeaux [qui errent à travers ses llanos, il possède des élémens de richesse qui attirent les émigrans et les capitaux et provoquent un mouvement d’échange si important que les dictateurs qui, sous le nom de présidens, le gouvernent et l’exploitent, peuvent impunément multiplier les révolutions, administrer au rebours de toute règle, mettre le trésor au pillage : l’argent que les étrangers leur versent sous forme de droits de douanes suffit, tant bien que mal, à équilibrer leur budget, à payer leurs dettes et à gager des emprunts ; les nations européennes, quand elles se trouvent dans la nécessité d’exercer une action coercitive contre un pareil pays n’ont d’autre ressource que la saisie des douanes, c’est-à-dire qu’elles ne se payent en définitive que sur des sommes qui sortent de la bourse de leurs nationaux. Trop éloignées de l’Europe pour craindre une expédition militaire, les républiques de l’Amérique du Sud se trouvent ainsi dans une situation singulièrement avantageuse : les Castro joueraient sur le velours si, dans leur pays même, ils n’avaient toujours à compter avec l’audace révolutionnaire des appétits en éveil. Leurs richesses naturelles qui les dispensent de travailler, leur situation géographique qui les met à l’abri d’une conquête étrangère font de ces républiques hispano-américaines un milieu merveilleusement propice au développement des semences d’anarchie et des fermens de révolution. La nécessité de la lutte pour la vie, de l’effort âpre et tenace en face de concurrens bien armés, la présence aux frontières de l’ennemi qui guette, prêt à profiter d’une défaillance ou d’une crise intérieure, sont les stimulans nécessaires qui maintiennent à un étiage suffisant la force morale des peuples, leur cohésion nationale et leur probité politique. Dans l’Amérique du Sud, d’un côté à l’autre de limites indécises, c’est le même peuple que l’on retrouve, le même mélange de sang espagnol et indien, les mêmes mœurs, les mêmes croyances, la