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épigraphes, c’est vraiment celle-ci qu’il eût dû mettre à son œuvre.

Considérons encore la fortune que cette idée devait faire et qu’effectivement, depuis cinquante ans, elle a faite. On ne parle aujourd’hui que de « solidarité, » et peut-être, en en parlant, ne sait-on pas toujours très bien ce qu’on veut dire ; mais les idées n’ont pas besoin d’être claires pour agir, et on finit tout de même par s’entendre. S’il est donc vrai que personne en son temps n’ait fait plus que Balzac pour la répandre, et de la meilleure manière, en la suggérant et en la persuadant plutôt qu’en l’énonçant ou qu’en la démontrant ; si sa Comédie humaine, en un certain sens, n’est comme qui dirait que le recueil des preuves et la vivante illustration de cette idée ; si c’est elle, en retour, qui depuis cinquante ans nous a aidés à voir en Balzac un tout autre esprit et d’une tout autre portée que les romanciers qu’on lui comparait encore en 1850 ; et enfin, tandis que les systèmes des « philosophes » ses contemporains, — dont le plus illustre s’appelait, je crois, Adolphe Garnier, et dont le chef-d’œuvre est un Traité des Facultés de l’âme, — rentraient dans l’ombre, si ce sont, au rebours, les idées de ce romancier que le philosophe eût traité de « simple amuseur » qui se répandaient, qui faisaient des disciples, qui s’éprouvaient par la discussion, et qui devenaient finalement l’une des bases de la pensée contemporaine, il faut qu’on s’y résigne ! Balzac a droit au nom de « philosophe » ou de « penseur ; » — et, en vérité, je ne pense pas que personne osât de nos jours lui en disputer le titre.

Il nous apparaît donc, au terme de cette étude, comme l’un des écrivains qui en France, au XIXe siècle, auront exercé l’action la plus profonde, et, à la distance où nous sommes de lui et de ses contemporains, je n’en vois guère plus de quatre ou cinq dont on puisse dire que l’influence ait rivalisé avec la sienne. Il y a Chateaubriand, il y a Sainte-Beuve, il y a Balzac, il y a Victor Hugo ; il y a Auguste Comte, dans un ordre d’idées moins différent qu’on ne le croirait d’abord de celui où s’est développé le génie de Balzac ; il y a aussi, il doit y avoir deux ou trois savans, — Geoffroy Saint-Hilaire ou Cuvier, Claude Bernard ou Pasteur ? — qu’il ne nous appartient pas de juger, et qu’aussi ne nommons-nous qu’avec un peu d’hésitation. Les hommes de science nous diront un jour lequel de ces quatre grands hommes, à moins que ce ne soit un cinquième, a opéré dans la conception que nous nous formons du monde la révolution la plus