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VIII

Faut-il aller plus loin ? et devons-nous faire une place à Balzac parmi les philosophes ou, comme on dit aujourd’hui, les « penseurs » de son temps ? Je le crois encore. Évidemment, Balzac n’est pas un philosophe de la manière que l’entendent ceux que Schopenhauer appelait « les professeurs de philosophie ; » — et c’était Fichte, Hegel et Schelling ! Il ne l’est pas non plus, en ce sens, et nous l’avons vu, que son absolutisme, son pessimisme, et son catholicisme ne composent pas ensemble un système lié, ni même très fortement raisonné. Mais, si l’œuvre d’un grand écrivain exprime nécessairement, qu’il l’ait d’ailleurs ou non voulu, une conception de la vie, comment douterions-nous que l’auteur de la Comédie humaine ait une philosophie ; et comment, sans avoir essayé de la caractériser, le quitterions-nous ? La philosophie de Balzac, c’est sa conception de la vie, et sa conception de la vie, ce sont les deux ou trois idées les plus générales sur la vie qui se dégagent de son œuvre. Ajoutons qu’à nos yeux, le « pessimisme, » ou son contraire l’« optimisme, » auxquels on en revient toujours en pareil sujet, ne sont pas des idées générales sur la vie, mais plutôt un refus d’en avoir ou d’en exprimer.

L’idée la plus générale que Balzac ait exprimée sur la vie, c’est donc celle-ci, que la vie est un enchevêtrement de causes et d’effets liés entre eux par des « dépendances mutuelles, » ou, si l’on le veut, et pour user du mot à la mode, par « une solidarité nécessaire. » Aux yeux de Balzac, l’existence d’un Rastignac ou d’un de Marsay, celle d’un Grandet ou d’un Bridau, celle d’un Crevel ou d’un Gobseck, ne sont pas des phénomènes isolés, ni spontanés, qui contiendraient en eux les causes de leur développement ; mais ces existences sont liées, ou plutôt enchaînées à d’autres existences, et de telle sorte que les modifications qu’elles éprouvent, si légères soient-elles, ont des répercussions à l’infini, jusque dans les milieux où l’on ne connaît pas même de nom Gobseck et Crevel, Grandet et Bridau, Rastignac et de Marsay. Parce que le petit Chardon s’est avisé dans Angoulême de faire des vers à la gloire de Mme de Barge ton, née de Négrepelisse d’Espard, des conséquences en sont résultées dont l’amplitude s’est étendue jusqu’au monde des bagnes ; et parce qu’il fallait