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belle-mère. Leur attitude ne me permettait pas de douter que je fusse en pays ennemi. J’aurais obtenu l’autorisation de visiter une prisonnière, et l’on m’eût soupçonné de préparer son évasion que les yeux qui me suivaient n’auraient pas été plus chargés de défiance.

M. Nikita me précédait, en s’excusant, dans l’escalier de bois blanc aussi raide qu’une échelle de meunier ; et, comme, devant la porte du haut, je me disposais à enlever mes chaussures :

— Non, non, me dit-il ; on ne se déchausse pas. Nous vivons ici tout à fait à l’européenne.

En effet, le salon était meublé d’une paire de fauteuils, d’une chaise-balançoire, d’un guéridon en acajou, d’une armoire, d’un piano. Mais, dans cette pièce de maison japonaise, les meubles apportés d’Europe prenaient des dimensions énormes. Le plancher, qui avait gardé son tapis de nattes, fléchissait et se vallonnait sous leur poids ; et leur équilibre paraissait aussi instable que si on les eût posés sur une meule de paille.

M. Nikita appela :

— Thérèse !

Une grande jeune femme, les traits étirés, la taille déformée par ses dernières grossesses, sortit de la chambre voisine et vint à moi la main tendue avec un si bon regard que mon cœur en fut remué. Il me sembla que le Japon s’éloignait et s’abîmait très loin derrière nous. Je ne voyais plus en face de moi qu’un être faible dont j’ignorais tout, il est vrai, et d’apparence assez insignifiant ; mais je savais que nos yeux avaient reflété les mêmes paysages, que nos lèvres d’enfant avaient bégayé les mêmes syllabes, que nos esprits s’étaient formés au même foyer, et qu’un certain nombre de mots évoquaient en nous, fiers ou douloureux, les mêmes souvenirs. Dans une rue, dans un hôtel, sur un paquebot, chez des résidens européens, je l’aurais à peine remarquée ; mais dans cette maison si étrangère, ou elle me produisait l’effet d’une épave gardée par des gnomes malveillans, d’instinct je faisais cause commune avec elle.

M. Nikita s’écria :

— Je vous présente votre compatriote ! Et je vous remercie d’être venu, car nous avons toujours beaucoup de plaisir à recevoir des Français. J’ai passé quatre ans de ma vie en France, et j’ai prouvé que j’aimais la France, n’est-ce pas ?