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fourneaux éteints. Des manufactures s’achèvent à peine. Parmi celles dont les cheminées fument, il y en a qui n’auraient pas en cent ans ramassé plus de crasse. La pièce où l’on vous reçoit, avec ses chaises bancales, ses tapis maculés, son canapé de moleskine avachi, donne l’impression que, la nuit précédente, une caravane de rôdeurs y a passé. Et l’on en trouve aussi de superbement organisées, aussi belles que les beaux navires étincelant de fer et d’acier, qui appareillent pour les grands voyages. Fabriques de mousseline et de chapeaux européens, tissages de soie et de coton, usines de lainages, filatures, les industriels japonais ont presque tout attaqué. Ils sont hardis, brouillons, inexpérimentés, joueurs, moutons de Panurge ; et pourtant ils ont réalisé des prodiges, quand ce ne serait que celui d’avoir inquiété les nations occidentales. Ils se gênent, se culbutent ; mais derrière ceux qui tombent, d’autres se lèvent ; et les manufactures fermées se rouvrent. Les ouvriers m’ont paru indolens, indifférens, quelquefois un peu hargneux. Les femmes passives, dépenaillées, portaient sur elles comme le sentiment d’une intime dégradation. Les ouvriers en chambre, très nombreux encore à Osakâ (comme ceux que j’ai vus fabriquer des brosses à dents avec la marque de Bruxelles), forment évidemment une classe d’hommes supérieurs. L’usine européenne les avilit.

La filature de coton, que nous allions visiter, est fondée depuis dix-sept ans, et elle emploie trois mille sept cents ouvriers. L’ingénieur nous entretient d’abord de la situation générale. Elle est bonne ; elle était meilleure autrefois, puisque le dividende des actionnaires, de vingt-cinq pour cent, est tombé à quinze. Mais cette diminution de bénéfices provient de la concurrence que les Chinois, sous la direction des Anglais, ont établie à Shanghaï. Le Japon, qui se propose d’accaparer le marché asiatique, n’a pas de pire ennemie que la Chine. Un ouvrier chinois vaut au moins deux ouvriers japonais. Quelques industriels d’Osaka se sont même demandé s’ils n’auraient pas intérêt à recruter leur personnel en Chine, parmi ces travailleurs à longue tresse aussi sobres que les Nippons et plus consciencieux. Ils n’ont reculé que devant la crainte d’un soulèvement populaire.

L’ingénieur se plaint ensuite qu’on ait transporté au Japon le plan des filatures européennes sans aucun souci de l’accommoder aux besoins du pays, à son climat, à son hygiène. Les