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clameurs intermittentes nous avaient déchiré les oreilles, s’ouvraient presque de plain-pied sur un jardin que bornait un vieux mur baigné de roses sauvages. Les portes en étaient à claire-voie. Étendus ou accroupis derrière les barreaux, les malheureux semblaient exposés à la pitié secourable des plus belles choses. La plupart étaient frappés de démence religieuse. L’un ne sortait de son extase que pour tomber en frénésie. Un autre, dont les livres sacrés du bouddhisme obsédaient le délire, nous tendit avec un cri perçant une liasse de papiers noircis au crayon de caractères chinois admirablement tracés. Le plus farouche avait désappris sa langue maternelle : il ne parlait, il ne hurlait qu’en anglais. Les surveillans n’avaient point la rudesse qu’imprime au visage la présence perpétuelle du danger. Leur tenue et leurs manières étaient irréprochables ; et leurs petites mains fermes n’eussent point étonné au bout des manches d’une sœur de charité.

Sauf les cellules où l’on emprisonnait les malades pendant leurs crises, la maison paraissait aussi ouverte, aussi peu gardée, aussi fragile que d’ordinaire les maisons japonaises. Mais, dans l’agencement et la combinaison de ses moindres pièces, les dispositions les plus minutieuses étaient prises contre les imprévus qui pouvaient s’y déchaîner. Les Japonais ont le génie du trompe-l’œil. Ils se plaisent à masquer leurs précautions sous un air de détachement ingénu. Ils accomplissent des tours de force avec des riens. Ils enfermeraient les tempêtes dans des outres de papier.

De là, notre hôte nous mena visiter la maison attenante, réservée aux femmes. Les folles furieuses y étaient plus rares. Elles criaient moins qu’elles ne chantaient. Une seule, tapie sous une couverture rouge, allongeait une tête pareille à ces masques de théâtre où le réalisme japonais a ciselé l’horreur. Les maniaques, absorbées dans leur besogne imaginaire, tressaient des ficelles, faisaient tourner des morceaux de bois, travaillaient, travaillaient comme de petites ménagères infatigables. Mais les mélancoliques et les hystériques, désœuvrées, erraient le long des vérandas ou se penchaient aux fenêtres, et regardaient avec ces yeux ternes qui ignorent ce que leur âme attend. Plusieurs étaient vêtues de soie claire, toutes jeunes, gracieuses, étrangement exquises. Celle que notre hôte interrogea ne lui répondit que par une révérence et un sourire.