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Il y a quelques années, un savant professeur, M. Joseph Bédier, comme il étudiait le voyage de Chateaubriand en Amérique, vint à concevoir sur l’authenticité de ce fameux| épisode d’inquiétans soupçons. Si pourtant ce voyage était presque en entier, fictif ! Si Chateaubriand n’avait pu voir de ses yeux, ni la Louisiane, ni la Floride, ni les savanes que traversèrent en leur fuite Chactas et Atala, ni le village des Natchez, ni le grand Meschacébé ! L’enquête minutieuse à laquelle il se livra lui permit d’établir tout à la fois que Chateaubriand ne pouvait matériellement pas avoir accompli toutes les étapes de ce voyage, et qu’il devait ses plus prestigieuses descriptions aux indications de ses lectures autant pour le moins qu’à ses souvenirs. Ce qui est ici le plus digne de remarque, c’est que la sincérité de Chateaubriand est d’ailleurs manifeste : ses souvenirs lui revenaient vingt ans, trente ans plus tard, dans le train journalier de l’existence. Il en parlait à ses intimes autant qu’en public ; sa conviction était entière, sa foi profonde. Et M. Bédier concluait : « La poétique légende du voyage en Amérique offre un exemple achevé d’auto-suggestion : c’est un beau cas. »

Cette conclusion, qui lui semble irrévérencieuse, chagrine et même indigne un consciencieux érudit, M. l’abbé Bertrin, qui revient à la charge avec le courage du désespoir, et, dans un récent volume, se livre à une louable dépense d’ingéniosité, pour écarter de Chateaubriand le soupçon d’avoir décrit un peu plus de pays qu’il n’en avait vu. Il y a des cas où il faut savoir ne pas s’obstiner : contre la démonstration si catégorique de M. Bédier, il n’y avait guère de recours. Sans doute, M. Bertrin se montrerait moins affligé s’il se rendait compte qu’il s’agit uniquement ici de surprendre un procédé de l’imagination romantique : ni le caractère de Chateaubriand, ni la sincérité de son christianisme ne sont engagés dans la question ! Au surplus, une fois la querelle épuisée au sujet du Voyage en Amérique, elle recommence à propos de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. M. Edouard Champion a en effet récemment publié la relation du même voyage faite par le domestique qui accompagnait Chateaubriand, Julien, et la confrontation de l’Itinéraire de Julien avec celui de son maitre est instructive. Que de choses ce Julien a oublié de noter, qui tiennent une belle place dans le récit de Chateaubriand ! C’est telle prière à bord pendant la tempête, ou telle ovation faite à Chateaubriand par les matelots, lors de son retour. Sur la route de Smyrne à Constantinople on rencontre « des baraques occupées par deux ou trois Turcs qui vendent des fruits selon la saison. »