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La plupart des romanciers russes du xixe siècle dont Ossip Lourié a étudié la psychologie rentrent encore dans le même cadre. « Gogol s’ignore lui-même. Tantôt, il se croit appelé à une mission supérieure de prophète ; tantôt, il tombe dans une humilité sans bornes. Atteint de mysticisme morbide aigu, les dernières années de sa vie, il meurt fou ou presque et laisse une très belle œuvre, vraiment compréhensible aux Russes seuls. » Tout en se demandant s’il n’aurait pas mieux fait de solliciter une chaire de botanique ou de pathologie, il brigue et obtient une chaire d’histoire russe et projette immédiatement d’écrire une histoire universelle, pour laquelle il n’est nullement documenté ; il est bientôt obligé de donner sa démission, se croit plus tard le don de prophétie, « se regarde comme le personnage le plus important et le plus intéressant de la création, l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. » Avec cela, il écrit des scènes cornéliennes, notamment quand Tarass Boulba assiste à la torture de son fils, l’encourage et, au péril de sa vie, le félicite du silence avec lequel il subit les plus atroces supplices et lui dit de temps en temps : « Bien, fils, bien… »

Dostoïevsky était épileptique. Dans le développement de cette névrose chez l’auteur de Crime et Châtiment jouèrent certainement un rôle cette scène atroce, dans laquelle il entendit lire son arrêt de mort et crut qu’on allait l’exécuter, et les quatre années de travaux forcés qu’il dut vivre en Sibérie, en cohabitation forcée avec des meurtriers et des brigands, sans aucune consolation intellectuelle. En dehors de ses attaques d’épilepsie, il avait des frayeurs mystiques : « c’était, dit-il, la crainte douloureuse de quelque chose que je ne saurais préciser, de quelque chose que je ne conçois pas, qui n’existe pas, mais qui… se dresse devant moi comme un fait irréfutable, affreux, difforme et inexorable. » Cet état habituel était si pénible que les crises d’épilepsie devenaient les meilleurs momens de sa vie. « Pendant ces instans, écrit-il, j’éprouve une sensation de bonheur qui n’existe pas dans l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée. » « Vous autres, gens bien portans, disait-il (d’après Sophie Kovalevsky) ; vous autres, gens bien portans, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l’accès. Mahomet… a certainement vu le paradis dans une attaque d’épilepsie, car il en avait comme moi… » Avec cela, nous avons dit déjà avec quelle