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soudre. Je m’efforcerai surtout de mettre les choses au point en mettant le lecteur en garde contre les exagérations dont ces demi-fous sont bien souvent les victimes.

Car les uns traitent volontiers ces pauvres diables de farceurs, de fumistes ou d’imbéciles, ne tiennent aucun compte de leurs dires et de leurs actes, les traitent par l’ironie et les sarcasmes, quand ce n’est pas par les coups. C’est l’attitude des muletiers et des valets du duc d’Osuna vis-à-vis de don Quichotte et de Sancho Pança. Les autres voient dans tous les originaux et les détraqués des malades irresponsables qu’il faut doucher et enfermer dans un asile, jamais dans une prison. Les premiers enlèvent aux demi-fous tout le mérite de leurs actes bons ; les seconds leur enlèvent toute la responsabilité de leurs actes mauvais.

C’est une égale exagération. J’essaierai de démontrer, après bien d’autres d’ailleurs, que le demi-fou existe, scientifiquement démontré et caractérisé ; que ce demi-fou est souvent fort intelligent, et constitue une valeur réelle dont la société aurait tort de se priver ; enfin que ce demi-fou n’est ni un irresponsable, ni un responsable normal, mais un demi-responsable à l’égard duquel la société doit prendre des mesures toutes spéciales, qu’on conseille depuis longtemps de divers côtés, mais qui ne paraissent guère avoir été encore prises nulle part.

II

La démonstration scientifique de l’existence des demi-fous est tout entière contenue dans la réfutation de deux théories, qui, partant de conceptions très différentes, aboutissent, l’une et l’autre, à cette conclusion commune, qu’il n’y a ni demi-fous, ni demi-responsables. Dans la première théorie, éminemment simpliste et facile, on est fou ou on ne l’est pas, on est ou l’on n’est pas responsable. Il n’y a pas de milieu. L’humanité est divisée en deux groupes : le groupe des raisonnables et le groupe de ceux qui ne le sont pas, le groupe de ceux qu’on enferme et le groupe de ceux qui enferment ; c’est la théorie des deux blocs. Dans la seconde théorie, beaucoup plus raffinée et scientifique, il n’y a ni fous ni raisonnables : il n’y a que des gens plus ou moins raisonnables ; tout revient à une question de degré. Tous les hommes s’échelonnent en une longue série continue, dans laquelle il est impossible de tracer une ligne de démarcation