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Si Gorky a peint surtout les vagabonds, on rencontre bien des demi-fous dans son œuvre, spécialement dans les Bas-Fonds que le Théâtre de l’Œuvre représentait dernièrement, ne fût-ce que Satine qui aime, sans trop savoir pourquoi, les mots « incompréhensibles » et « rares, » comme « macrobiotique » ou « transcendantal, » et Nastia, qui crée et vit ses rêves, et Natacha, qui passe sa vie à inventer et à attendre, toujours vainement, la réalisation de ces créations de son imagination folle. Il y a encore bien des demi-fous dans le Rire rouge de Léonide Andreieff.

Ce n’est pas seulement en Russie que la littérature contemporaine rivalise avec l’ancienne pour la description abondante des types de demi-fous. En dehors des Détraqués de M. Maurice Montégut, le héros du dernier roman de M. Claretie, Moi et l’Autre, est un demi-fou, et les demi-fous figurent parmi les types pathologiques que M. Paul Bourget a décrits[1].

Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ce soit là une question purement littéraire, et que les demi-fous (ceux que Lombroso appelait déjà des mattoïdes) existent uniquement dans l’imagination des poètes, des romanciers ou des dramaturges. Ils existent dans la société, aujourd’hui comme autrefois ; ils nous coudoient tous les jours dans la rue, où parfois ils gênent ou troublent un peu la circulation, soit par eux-mêmes, soit par l’accueil agaçant que leur font leurs contemporains.

L’existence indiscutée de ces anormaux soulève des questions multiples de la plus haute gravité. Car, dès qu’on parle de folie, on évoque l’idée d’irresponsabilité. Les demi-fous sont-ils donc irresponsables et si, certains jours, ils sont nuisibles, doit-on les punir ou les enfermer ? ou bien faut-il adopter vis-à-vis d’eux une conduite spéciale, les considérer comme des demi-responsables, et, dans ce cas, comment les soigner, comment les traiter, comment leur faire du bien et les empêcher de faire du mal ?

On voit que, sans tomber dans le travers général qui veut aujourd’hui voir partout des questions sociales, on peut bien dire que la question des demi-fous et des demi-responsables a une portée vraiment sociale. La solution sociale de la question est même tellement complexe et difficile que, si je vais m’efforcer de poser clairement le problème, je ne promets pas de le ré-

  1. Voir ma Conférence sur l’Idée médicale dans les romans de Paul Bourget, 1904.