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chagrins personnels, de ses maux et surtout de sa santé. Mais il ne fallait pas se laisser déconcerter par l’amertume de ces premières phrases. Très vite, dès qu’on abordait un sujet littéraire, la physionomie du secrétaire perpétuel s’illuminait, une lueur s’allumait dans ses yeux, sa voix prenait un accent grave et puissant, l’accent de l’orateur ; les citations se pressaient sur ses lèvres, inspirées, frémissantes ; il retrouvait quelque chose de l’émotion passionnée qui donnait tant de vie et tant d’éclat à ses leçons de la Sorbonne.

Ce n’était plus le même homme : tout à l’heure grognon et somnolent, maintenant animé, échauffé par la flamme intérieure. Je passais des heures à l’écouter ainsi et chaque fois je sortais de chez lui conquis, stimulé par la contagion de son éloquence. Il me révélait toutes les richesses de la littérature anglaise, il m’indiquait ce qu’il fallait lire, les lectures qui l’avaient ému lui-même et dont il conservait le souvenir présent. Aucune idée générale, aucun système. Des aperçus heureux et brillans sur les sujets les plus divers, de quoi exciter l’imagination en lui laissant pleine carrière. Lorsqu’on le quittait, on ne savait pas exactement ce qu’on ferait, mais on avait envie de faire quelque chose. M. Villemain ne se contentait pas de paroles encourageantes, il agissait. Je lui dois la récompense académique qui accueillit mon premier ouvrage sur Shakspeare, un prix Montyon. Cette consécration arrivait à un moment décisif de ma carrière, à l’heure où une vacance se produisait à la Sorbonne. La chaire créée par M. Guizot pour Fauriel, qu’Ozanam avait occupée avec tant de talent, avait en 1861 pour titulaire un homme peu connu, qui aurait mérité de l’être davantage et qui a laissé un volume de vers savoureux, Arnould. Au mois de février, on apprit sa mort tout à fait inattendue. On dit que, peu de jours avant de mourir, en lisant le volume que l’Académie allait couronner, il me désigna comme son successeur. Il y aurait pu quelque chose s’il m’avait choisi pour suppléant : il n’eut pas le temps de préparer sa succession. Il ne me restait que la chance commune à tous les professeurs qui occupaient en province la chaire de littérature étrangère, devenue vacante à Paris.

Heureusement les succès de la Faculté des lettres de Nancy avaient fait sensation dans le monde universitaire. Il en résultait pour nous tous un peu de notoriété. Une autre circonstance nous favorisait. M. Thouvenel, alors ministre des Affaires