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dans leurs habitudes familières, saisir le côté extérieur de leurs mœurs, ce qu’ils veulent bien en montrer tout de suite et ce que révèle plus tard une observation attentive ; jeter un coup d’œil sur tous les quartiers de Londres depuis les plus magnifiques jusqu’aux plus sordides, s’imprégner de l’atmosphère ambiante, comparer les beaux et robustes enfans qui s’ébattent dans les parcs aux enfans hâves et déguenillés des pauvres ; les pelouses verdoyantes, les arbres touffus aux cheminées noires des usines ; les quartiers populeux où grouille la foule aux lointaines avenues silencieuses, en un mot tout comprendre de ce qui se voit, afin de mieux pénétrer par les livres jusqu’au fond des âmes anglaises.

Voilà la tâche que j’ai entreprise pendant plusieurs années, un peu au hasard, à bâtons rompus, suivant les circonstances, néanmoins avec une pensée bien arrêtée et un but bien défini : apprendre tout ce qu’un étranger peut apprendre de la vie et de la littérature de l’Angleterre. Au moment où Taine avec son esprit hardi et généralisateur édifiait de loin et de haut ses grandes constructions, j’abordais la même œuvre d’en bas et par le détail. La bibliothèque de mon père m’offrait de nombreux matériaux que ses recherches personnelles augmentaient encore. Un incident de sa vie universitaire avait fait de lui un des premiers propagateurs des études anglaises en France. A la sortie de l’Ecole normale supérieure, il avait été nommé professeur de rhétorique au collège de Soissons, en même temps que le meilleur de ses amis, Augustin Thierry, était nommé professeur au collège de Laon. Tous deux allaient fréquemment à pied passer le dimanche ensemble, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Le temps que mon père ne passait pas au milieu de ses élèves ou sur la route de Laon, il le passait à la bibliothèque de la ville dont la municipalité lui avait confié la garde.

Parmi les rares visiteurs qui fréquentaient la bibliothèque se trouvait le colonel d’un régiment d’infanterie en garnison à Soissons, M. de Roquefeuil, ancien émigré, rentré en France avec les Bourbons après avoir servi contre nous en Espagne dans les rangs des Anglais. En voyant tous les jours le jeune bibliothécaire qui travaillait à son poste, il s’intéressa à lui, il lui indiqua des lectures à faire, il lui prêta des livres, il finit par lui inspirer le goût qu’il éprouvait lui-même pour les écrivains anglais. Si mon père a traduit le premier les Essayistes, si, dès