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Parcourons l’étude sur le Rouge et le Noir[1], où l’on retrouve l’enthousiasme de Balzac, où Stendhal est une fois de plus salué esprit supérieur, créateur, rare et grand, n’étonnant le public à dessein que pour s’isoler mieux de lui. Une nuancé marquée sépare toutefois les deux admirateurs, et le second nous renseigne bientôt sur ce qu’il goûte de préférence chez les héros beylistes. Il ne voit point en eux, comme jadis l’auteur de la Comédie humaine, des âmes rares et distinguées, mais des monstruosités instructives. Ce sont, dit-il, des êtres à ce point exceptionnels, que nous ne les « rencontrerons » pas plus que nous ne les imiterons ; et que, néanmoins, ils sont seuls dignes de nous intéresser aujourd’hui. Ils possèdent un intérêt d’actualité. Taine estime en effet à bon droit que l’analyse du cœur humain, commencée en France par les classiques du XVIIe siècle, et maintenue depuis lors dans un moule vieilli par une admiration trop peu critique, doit être à présent reprise et poussée davantage sur les traces de Beyle, afin de peindre tels qu’ils sont nos contemporains.

Et cela est profondément vrai, si nos contemporains se sont à ce point raffinés et compliqués, tout au moins dans certains milieux, qu’il faille désormais des sensitifs tels que Stendhal pour rendre compte de leurs faits et gestes. Voyez ce qui plaît surtout à Taine dans le Rouge, comme rompant les mouvemens de la passion par la subite entrée en jeu de l’Inconscient, ou de l’Involontaire : ce sont tantôt de brusques hallucinations visuelles, ainsi qu’il arrive à M. de Rénal ; tantôt de soudaines auditions de voix, aventure que connaît parfois Mme de Rénal. Le théâtre romantique, ajoute-t-il, nous avait montré quelques-uns de ces phénomènes révélateurs. Ainsi Ruy Blas, « avec l’accent de folie et d’imbécillité d’un homme anéanti, » cesse de penser durant les heures de crise, tandis que ses lèvres murmurent machinalement ce que ses yeux aperçoivent. Or Stendhal va plus loin que Hugo, car ses héros dépassent la « stupeur » pour être conduits jusqu’au « ridicule. » Voilà bien, n’est-il pas vrai, un brevet d’analyste des états anormaux de la sensibilité, états que tout homme peut connaître d’ailleurs en ses momens d’exception, mais que les sensitifs pathologiques connaissent et

  1. Essais de critique et d’histoire, 2e édit., 1866. — Cette étude a disparu des éditions suivantes, mais elle a été réimprimée dans l’édition définitive des Nouveaux Essais de critique et d’histoire, 1901.