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de conscience comme la pointe d’avant-garde de l’Europe intellectuelle, et dans leurs rangs se rencontra, par fortune, un des maîtres de conférences de l’Ecole normale, au temps de la plus brillante promotion qu’on y vit jamais : celle des About, des Perraud, des Sarcey. Les lettres de ce dernier reflètent, de façon assez inattendue chez un homme qui n’a jamais visé à la « transcendance, » ni à la « connaissance des cours, » l’enthousiasme inspiré à ces jeunes gens par le protégé de M. Jacquinet[1], dont le plus éminent auditeur, Hippolyte Taine, allait achever, à l’égard de Beyle, la réparation commencée par Balzac.

Un tel répondant mérite qu’on s’arrête davantage à examiner ses recommandations littéraires. Il connaît beaucoup mieux ce dont il parle et apporte une tout autre conscience dans ses jugemens critiques. Quand le jeune professeur, exilé au début du second Empire en ses ingrates fonctions provinciales, se prit à relire « de soixante à quatre-vingts fois » le Rouge et le Noir, il était préoccupé sans trêve de ses travaux impérissables sur l’Intelligence et sur la Volonté. Aussi apprécia-t-il avant tout dans Beyle l’analyste sûr des états exceptionnels et semi-pathologiques de l’émotivité humaine. Il goûta dans son romancier favori le psychologue et non le moraliste, fort mal connu d’ailleurs vers 1855, car les publications récentes de ses papiers inédits ont seules achevé d’éclairer son caractère véritable et ses dispositions fondamentales. C’est au psychologue que va le bel hommage qui ouvre l’Histoire de la Littérature anglaise : « On n’a pas vu que, sous des apparences de causeur et d’homme du monde, il expliquait les plus compliqués des mécanismes internes, qu’il mettait le doigt sur les grands ressorts, qu’il importait dans l’histoire du cœur les procédés scientifiques, l’art de déchiffrer, de décomposer et de déduire ; que le premier il marquait les causes fondamentales, j’entends les nationalités, les climats, les tempéramens ; bref, qu’il traitait des sentimens comme on doit en traiter, c’est-à-dire en naturaliste et en physicien, en faisant des classifications, et en pesant des forces. » Taine apprécie donc chez Stendhal l’analyste initiateur de la race et des individus représentatifs. Mais ne goûte-t-il pas davantage encore en son précurseur le familier des anomalies instructives de la vie psychique ?

  1. M. Jacquinet vient de s’éteindre dans un âge fort avancé.