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émeute de la populace allemande : or une lettre écrite par lui dès le lendemain, réduit cet événement aux proportions d’une échauffourée de garnison, à la répression de laquelle il ne prit d’ailleurs aucune part. Il se vantera souvent d’avoir levé une contribution de guerre bien au-delà du chiffre prescrit, en sorte que cette prouesse administrative lui aurait valu de l’Empereur ce compliment laconique : « C’est bien. » Légende héroïque en son genre, et digne d’une gravure de Raffet, si le génial évocateur de l’épopée impériale en eût consacré quelques-unes aux ronds-de-cuir en campagne ; mais pure fantaisie du narrateur : car ce fut Martial Daru qui leva, au vrai, la contribution, sans peine et sans nulle surenchère.

Son thème favori, la retraite de Russie, ne fut pourtant pas déformé par lui dans le sens que nous venons d’indiquer. Tout au contraire, il s’appliqua d’ordinaire à diminuer les proportions de ce grand événement plutôt qu’à les augmenter. Mais, outre la satisfaction de soutenir un paradoxe, le narrateur trouvait encore dans cette attitude imprévue l’avantage de mettre d’autant mieux en relief le sang-froid parfait qui lui permit de digérer cet épisode titanesque « comme un verre de limonade, » car sa tranquillité rétrospective était un sûr garant de son héroïsme à l’heure du danger réel. A son avis, le triomphe de Napoléon n’avait tenu qu’à peu de chose : en 1794, les armées de la République eussent marché droit sur Pétersbourg après l’incendie de Moscou, et signé la paix dans la résidence des tsars. Par malheur, en 1812, la seule pensée de ce coup d’audace faisait frémir « nos riches maréchaux et nos élégans généraux de brigade. » Même après qu’on eut commis la faute de mettre l’armée en retraite, les choses pouvaient encore se passer sans trop de désordre : il eût suffi que le chef d’état-major de la Grande Armée montrât moins d’incapacité et d’inertie, ou que le commandement suprême gardât quelque énergie. Mais l’Empereur n’osait plus faire fusiller les mauvaises têtes à l’heure du déclin de son étoile, et c’est pourquoi la débandade ne put être évitée. Telle qu’elle fut enfin, et malgré l’auréole du martyre qui a été posée par l’histoire sur le front de ses participans, la Retraite n’aurait rien eu de si exceptionnellement tragique, à en croire notre administrateur. Il résume les deux phases principales du drame en ces termes : tant qu’on mourut de faim, jusqu’à la Bérésina, il ne faisait pas trop froid ; dès qu’il gela à pierre