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Mais parfois il est pris de fantaisies cruelles. Il ne se jette point sur ses victimes : il s’insinue dans leurs âmes et s’y déchaîne. La semaine dernière, près d’Osaka, des paysans l’exorcisèrent, à coups de serpe, d’une pauvre fille dont il habitait le corps et qui se débattait sous ses griffes. Son ombre, paraît-il, détala d’une flaque de sang. Ses sorcelleries carnassières remplissent d’épouvante. Il n’en reste pas moins l’idole amoureusement façonnée par tant de mains habiles pour les enfans, les petites dames, les gens de fortune, les rudes campagnards et sans doute les diplomates. Il est si japonais, si attaché aux rizières ! Je ne concevrais pas un Japon où les rayons du soleil à travers les branches ne joueraient plus sur son fin museau. Je le retrouve dans la musique qui glapit, dans l’art qui surprend, dans la parole qui flatte, jusque dans les sourires que m’adressent les sincères habitans de Kyôto. Il montre le bout de ses oreilles dans les légendes d’amour, et, dans l’histoire héroïque, ses dents. Plaisantes ou terribles, il fait partout ses diableries. Un jour que j’étais au temple d’Inari, j’entendis passer sur la route un régiment précédé de ses trompettes ; et je pensai que, si le Japon était jamais menacé, devançant ses vieux généraux et ses jeunes recrues, le nez au vent, la queue rasant la terre, « gardiens des monts, gardiens des bois, gardiens des villes, » nous verrions se mettre en nui relie tous les renards de tous les temples d’Inari.

Maéda, né à Tôkyô, où je l’ai connu, et fonctionnaire à Kyôto, s’y considère un peu comme un exilé. Aux yeux d’un natif de Tôkyô et d’un homme qui se pique d’aimer la civilisation, les habitans de Kyôto semblent en effet des enfans légers, jaseurs, musards et trop pacifiques. Mais Maéda n’a point voyagé hors du Japon, et je bénéficie sur son ignorance de l’Europe. Il reçoit fort bien les Européens ; il ne leur tient pas rancune d’avoir découvert avant les Japonais la puissance de la vapeur et la vertu du vaccin. Mon arrivée fit une heureuse diversion à la monotonie de son existence. Je lui ai offert l’occasion de manifester les beaux sentimens que lui inspire la lumière occidentale, et, en même temps, de se persuader, par mon admiration de Kyôto, que le Japon est supérieur à tous les pays de l’univers.