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De tous les coins de la province, les maîtres de pension amènent leurs élèves à Kyôto. Pas de jour où je ne rencontre traînant leurs sandales, gris de poussière, des bandes de collégiens, les uns en costume japonais, les autres en hardes européennes. Au premier abord, leurs grosses figures ne trahissent ni joie, ni surprise, ni fatigue, rien qu’une attention tenace. Je les suis avec plaisir, surtout quand ils visitent les Palais. Ces adolescens ont un flair infaillible : ils tombent en arrêt devant l’exquis et le rare et le fin du fin.

Il faut les voir dans les salles du Palais de l’Empereur ou du Château de l’ancien Shogun. Mais je voudrais trouver d’autres mots que palais et château pour rendre ces demeures chimériques dont la somptuosité légère et flamboyante m’étourdit. Elles sont massives et fragiles. On entre sous leur toit lourd dans une féerie diaphane où se reflète toute la beauté de la nature. Ce sont des rez-de-chaussée aériens. Des murs frêles de papier, de soie et d’or, soutiennent des plafonds dont chaque caisson étincelle comme la roue d’un paon. Il semble que le même coup d’épée qui crèverait ces murailles ferait en un clin d’œil s’effondrer ce château de rêve, ce palais d’illusion. Quelle variété de prestiges et quelle profusion d’art ! Et quelle grâce aisée dans l’économie de ces pièces merveilleuses ! Il y a la Salle des Pins où les cloisons ne représentent que des pins énormes ingénieusement tourmentés par la tempête. Il y a la Salle des Cèdres dont les cimes se perdent dans des nuées enflammées. Il y a la Salle des Bambous où rôdent les tigres, la Salle des Lions, la Salle des Chrysanthèmes, la Salle des Eventails, tous ouverts, noirs et jaunes. L’Empereur, prisonnier du Shogun et de sa propre divinité, vivait entouré d’oies domestiques dont les artistes avaient peint la procession sur les murs de son cabinet d’études ; mais, aux cloisons du Shogun, les oies sauvages cinglent dans la clarté lunaire, et les aigles s’éploient comme des victoires. L’élasticité du plancher tapissé de nattes achève de me donner l’impression que j’ai quitté la terre ferme et que je foule un monde irréel.

Mes compagnons ne ressentent pas ce doux vertige. Leurs yeux fureteurs ont vite accroché, au milieu de ces magnificences, le joyau inestimable ; ils ont vite découvert le coup de pinceau