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Cette lettre, une des dernières où Louis XVIII s’en tient avec son frère au ton familier si longtemps en usage entre eux, ne parvint pas à son adresse. Le Comte d’Artois, que le Roi croyait auprès de Charette, était encore à l’île d’Yeu, victime des intrigues anglaises et de sa propre irrésolution, manquant de l’énergie nécessaire, lorsqu’il sut que l’expédition était contremandée, pour passer outre, rejoindre coûte que coûte les Chouans auxquels il était annoncé et qui l’attendaient avec une impatience qui n’avait d’égal que l’enthousiasme avec lequel ils se préparaient à l’accueillir[1]. En apprenant qu’il s’était résigné à retourner en Angleterre et à se laisser en quelque sorte interner à Edimbourg, le Roi fut encore plus déçu que la première fois. Il ne lui adressa cependant ni critiques ni reproches. Il feignit même d’attribuer uniquement au mauvais vouloir de l’Angleterre l’échec d’une tentative dont il avait souhaité avec ardeur le succès. Mais un doute resta en lui sur le point de savoir si son frère avait été aussi complètement empêché qu’il le disait de passer en Bretagne. Ce doute se trahit, lorsqu’en 1799, comme on le verra plus loin, le Comte d’Artois, après avoir annoncé de nouveau l’intention d’aller se mettre à la tête des Vendéens, sollicita en secret et obtint des Anglais l’autorisation de se réunir en Suisse à l’armée de Souvarof, alors que le Roi de son côté négociait avec le Tsar pour s’y faire envoyer.

  1. D’après une version récemment lancée par un ecclésiastique breton, M. l’abbé Lemonnier, sur la foi de documens nouveaux, le Comte d’Artois se serait effectivement embarqué sur un cutter anglais, le Swan, pour rejoindre Charette. Mais, ce cutter ayant été arrêté, le 5 octobre 1795, par un navire français, le prince qui s’y trouvait sous le nom de Fernand Christin aurait été conduit à Quiberon avec ses compagnons, sans être, il est vrai, reconnu, et se serait échappé au moment d’être transféré à Paris avec eux ou aurait été enlevé sur la route par des gens masqués. C’est ainsi qu’il aurait été empêché de passer en Bretagne.
    Les évasions et les enlèvemens sont fréquens à cette époque. Mais, s’il est vrai que le prisonnier qui déclara se nommer Fernand Christin soit parvenu à s’enfuir, on ne saurait admettre que ce fût le Comte d’Artois. La supposition de M. l’abbé Lemonnier provient uniquement de ce fait que Fernand Christin est pour lui un inconnu. Or, ce personnage a réellement existé ; il était secrétaire des princes à Coblentz, et les Archives russes ont publié de nombreuses lettres de lui, datées de 1830, adressées à une amie, la princesse Tourkestanof, où il évoque quelques-uns de ses souvenirs des temps révolutionnaires. J’ai reproduit des extraits de cette correspondance dans le premier volume de mon Histoire de l’Émigration, p. 131.
    Quant au Comte d’Artois, sans m’attacher à démontrer, par un rapprochement de dates, l’impossibilité de sa présence à bord du Swan, je ferai seulement remarquer que, s’il eût été le héros d’une aussi émouvante aventure, il n’eût pas manqué, ce qu’il n’a pas fait, de la raconter au Roi son frère et de l’opposer à ceux qui lui reprochaient de n’avoir pas voulu se réunir aux Chouans.