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la-Chaîne, me dit le recteur de Pleubian. Vous pourrez voir la procession des dromes au crépuscule.

Justement j’ai une lettre de recommandation pour un riche cultivateur de Port-la-Chaîne, M. R…, ancien maire et conseiller d’arrondissement. Midi est déjà loin et je ne puis songer à déjeuner dans la cantine du Kébo où j’ai fait arrêter ma voiture : la baraque est d’une saleté repoussante ; un « innocent, » pelotonné devant le poêle, marmonne des litanies et salive outrageusement en branlant la tête avec un mouvement isochrone de balancier. D’ailleurs, sauf de l’eau-de-vie, on ne trouverait rien céans. J’offre au recteur de le ramener à Pleubian et, par réciprocité, il veut bien m’inviter à « prendre le café » au presbytère. Vers trois heures, la pluie s’arrête un peu ; le ciel se dégage. J’en profite pour demander ma voiture et gagner Port-la-Chaîne. J’arrive chez M. R…, comme il allait sortir sur la grève afin de surveiller l’atterrissage de ses dromes.

— Nous ferons route ensemble, si vous le voulez bien, me dit M. R… Tout mon personnel est sur le Sillon. J’espère que la coupe aura été abondante et que le goémon sera meilleur que l’an passé.

— Il y a donc des années pour le goémon comme pour le vin ?

— Sans doute, et ce n’est pas seulement la quantité, c’est la qualité qui varie d’une année à l’autre. Les cours s’en ressentent. Mais, en somme, il n’y a de différence bien appréciable, au point de vue des prix, qu’entre le putès ou goémon d’épave et le bizin tronchet

ou goémon de rive : tandis qu’une bonne charretée de 

bizin tronchet, pesant dans les 6 000 livres, se vend vert, au moment de la coupe, de 8 à 12 francs, et sec, après la coupe, jusqu’à 40 francs, le putès ne dépasse jamais 2 ou 3 francs. On en fabriquait aussi, dans le temps, des « tourtes » de soude qu’on écoulait chez les usiniers de Bréhat et de Pen-Lan. Bréhat n’a plus d’usine. Et, à Pen-Lan, l’usinier, qui travaille pour le compte de la maison Lumière, de Lyon, ne traite plus qu’une variété de hauts-fonds, les laminaires ou bizin bodré, qui n’est mûre et marchande que tous les trois ou quatre ans…

La voie charretière que nous suivons pour descendre à la grève traverse de beaux champs bien cultivés, une terre grasse et lourde. Les glèbes sont encore nues, moites de pluie ; mais on y sentie sourd travail de la germination. M. R…, qui devine ma pensée, fait un grand geste circulaire :