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jusqu’à notre temps, les autres genres, roman, drame, ballade, n’ont produit de véritables chefs-d’œuvre qu’en s’inspirant des sujets et des procédés du conte. El le recueil nouveau ne fait que mettre plus en relief cette vérité, par la comparaison qu’il nous permet d’établir entre l’excellente tenue littéraire de ces contes, écrits par d’humbles novices de la littérature, et la gaucherie, la lourdeur, l’irrémédiable médiocrité des romans que publient, à la même heure, les écrivains allemands les plus renommés. Je viens de lire, par exemple, le dernier roman de M. Gustave Freussen, l’auteur du fameux Jœrn Uhl : il est long, vide, pénible, avec des prétentions philosophiques qui ne servent qu’à en aggraver l’ennui ; et, dans le plus banal des contes du recueil de Berlin, se manifestent une aisance, une verve charmante, la réconfortante gaité d’un auteur qui s’amuse à nous amuser.

Encore n’est-ce pas tout. Par delà ces considérations littéraires, il y aurait lieu à en développer une autre d’ordre plus général. Car s’il est vrai que tous les contes du recueil sont fort agréables à lire, on peut dire aussi qu’ils sont tous foncièrement imprégnés de l’esprit des vieux contes, qui est, à sa façon, un esprit tout chrétien. Plus ou moins expressément, tous nous prêchent la simplicité de cœur et d’esprit, la soumission, la supériorité du faible sur le fort dans le royaume des cieux. L’un des trente auteurs, cependant, a essayé de donner à son conte une portée socialiste : mais celui-là même n’a pu le faire qu’en s’appuyant sur le sentiment chrétien ; et si son petit héros, en se réveillant de son rêve, retrouve la misère et les coups au logis familial, du moins a-t-illa consolation d’avoir grimpé sur les genoux du bon Dieu, dans le paradis. Je notais, l’autre jour, la profonde éducation chrétienne que n’avaient pu manquer de donner, au peuple italien, ses deux livres les plus classiques, la Divine Comédie et les Fiancés : ce recueil de contes tendrait à nous prouver qu’une éducation chrétienne non moins profonde s’est imposée, et s’imposera longtemps encore, au peuple allemand, du fait des vieux contes populaires dont il est nourri. Les recueils des frères Grimm, des Musœus, des Bechstein, longtemps encore cet aliment favori des âmes allemandes constituera un sérieux obstacle à la pénétration, dans ces âmes, de l’idée révolutionnaire ; et l’on ne peut s’empêcher de songer, d’autre part, à tout ce que doit signifier, pour la vie politique d’un grand peuple, une telle école d’unité morale, de résignation, et de discipline.

T. de Wyzewa.